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temps écoulé, la vive, la fraîche, la profonde impression que Marmontel gardait toujours de la maison paternelle, de sa petite ville, de ses premières années ; et, puisqu’il n’y a pas un trait dans le tableau qui sorte de la nature, il n’y en a pas un non plus dont nous ayons le droit de suspecter l’exactitude. Nos pères, eux aussi, ont connu la douceur de vivre, et, moins exigeans que leurs fils, ils l’ont peut-être appréciée mieux que nous.

Aucune ambition non plus ne leur était interdite, si ce n’est celle de commander les armées ou de monter dans les carrosses du roi, qui sont deux choses dont il semble que l’on puisse aisément se passer. Marmontel en est un exemple, comme aussi bien ses amis et les gens de lettres ses confrères, comme Rousseau, le fils de l’horloger de Genève ; Diderot, le fils du coutelier de Langres ; d’Alembert, l’enfant adoptif de la vitrière ; et Caron, plus connu sous le nom de Beaumarchais, et La Harpe, et Delille, et Rivarol, et Chamfort, qui n’étaient même, ceux-ci, « les enfans de personne. » L’humilité de leur condition ou de leur naissance, qui n’a pas empêché leurs parens ou leurs protecteurs de les faire instruire, ne les a pas non plus empêchés d’atteindre à la réputation, à la considération, à la fortune, aux honneurs, de frayer avec les grands, d’approcher les rois et les impératrices, — si tant est que ce soit l’une des quatre fins de1 l’homme, — de taper sur la cuisse de la grande Catherine, comme Diderot, ce qui est une liberté qu’à peine aujourd’hui les ministres eux-mêmes oseraient prendre avec la femme d’un tout petit fonctionnaire, ou d’épancher des larmes à torrent, comme Marmontel, dans le sein des ambassadeurs, des Creutz et des Carracioli. Et que fallait-il pour qu’ils eussent tous ces privilèges ? Oh ! bien peu de chose, en vérité 1 II suffisait que leur Aristomène eût réussi sur la scène du Théâtre-Français, ou qu’ils eussent écrit pour une Académie de province le Discours sur les sciences et les arts.

Il est vrai que, pour Marmontel, la littérature ne lui a servi que d’un honorable prétexte à faire son chemin dans le monde. Les dieux qui veillaient sur lui l’avaient doué de cette facilité à tout faire qui n’est que la contrefaçon ou la déplorable parodie du talent. Vers ou prose, tragédie, grand opéra, roman, discours académique, ode, épître, élégie, conte moral, histoire, critique, esthétique, philosophie, politique, tout était bon à Jean-François, et, en tout, il y faisait preuve de la même aimable, agréable, et redoutable médiocrité. Non qu’il n’y ait, de-ci, de-là, dans ses Elémens de littérature, quelques observations justes ou ingénieuses. Qui croirait qu’il a parfois de l’imprévu dans l’imagination ? Si d’ailleurs son Numitor ou son Aristomène, illisibles dans leur nouveauté, n’ont pas cessé de l’être en vieillissant, Marmontel a connu le théâtre, il a su son métier ; et, n’ayant pas eu l’ombre de talent seulement, il est néanmoins tout le contraire d’un sot. Mais quoi ! dans