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les dix-huit volumes de son œuvre il n’y a pas, je pense, une idée qui soit sienne ; et, ses Mémoires toujours exceptés, je n’y sache pas un sentiment qui ne soit faux, ou factice, ou guindé. Si nous effacions son nom de l’histoire de la littérature, gageons plutôt qu’il n’y paraîtrait pas, qu’on ne verrait pas ce qui nous manquerait… Mais si nous ôtions sa personne du XVIIIe siècle, nous ferions trop de peine à tout ce qu’il y a de friands d’anecdotes agréablement scandaleuses ; nous en ferions trop aux ombres désolées des Gaussin, des Clairon, des Beauménard, et généralement de u toutes les filles de la comédie, » comme les appelle fort impertinemment le chevalier de Mouhy, — qui ne réussissait pas sans doute aussi bien auprès d’elles.

« Jetons un voile, — c’est son expression, — sur les déplorables erreurs » de ce robuste Limousin. Disons seulement que c’est en vain que des rapports de police ont calomnié sa vigueur, et, pour preuve, rappelons qu’aux environs de sa cinquantaine, Mlle Clairon, ses premières amours, un peu flétries déjà, et la jolie comtesse de Séran se disputaient encore l’honneur et le plaisir de le loger. Ce fut l’actrice qui l’emporta. « Vous êtes environnée, madame, dit-elle à l’autre, de tous les genres de bonheur ; — elle croyait, avec tout Paris, que Mme de Séran faisait l’intérim de la Pompadour à la Du Barry ; — et moi, je n’ai plus que celui que je puis trouver dans la société assidue et intime d’un ami véritable. Par pitié, ne m’en privez pas. » On sera bien aise de savoir que Mme de Séran ne perdit rien pour avoir attendu. Il parut un margrave d’Anspach, à qui ces arrangemens intimes ne plurent point ; il exigea sa Clairon tout entière ; et Marmontel transporta ses quartiers chez Mme de Séran, dans un petit hôtel qu’elle tenait de la générosité du roi. C’était une particularité du caractère de Marmontel que d’aimer peu à loger chez lui. Il se trouvait sans doute mieux chez les autres ; et subsidiairement chez les dames, car, ai-je dit qu’en s’établissant chez Mme de Séran, s’il sortait de chez Mlle Clairon, il était sorti, pour entrer chez Mlle Clairon, de chez Mme Geoffrin ?

N’oublions rien, pourtant : dans l’intervalle, il avait passé dix jours, sur le désir du duc d’Aumont chez le roi même, à la Bastille, où il n’avait pas regretté la « chère un peu succincte » des dîners de Mme Geoffrin. Il nous a conservé le menu de son premier repas : « un excellent potage ; une tranche de bœuf succulent ; une cuisse de chapon bouilli ruisselant dégraisse et fondant ; un petit plat d’artichauts frits en marinade, un d’épinards ; une très belle poire de crésane, du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne et du meilleur café de Moka. » Voilà comme l’on nourrissait alors les prisonniers ! J’ajoute que son embastillement, selon l’usage, avait achevé de mettre Marmontel à la mode. Il l’avait aussi dégagé d’une promesse de mariage. Et s’il y avait perdu la direction du Mercure, les compensations allaient