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semble assister à un concert où le violon joue : Mon cœur soupire, pendant que la flûte joue : Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. » Ainsi parle le baron dans On ne badine pas avec l’amour, et cette discordance affreuse n’approche pas des cacophonies où se complaît M. Bruneau.

Ce n’est pas tout : les mots ne vont pas mieux avec les notes, que les notes ne vont ensemble ; et la déclamation, c’est-à-dire la relation des sons aux paroles (encore une face de la musique théâtrale que les jeunes se vantent de renouveler), la déclamation pèche à tout moment contre le naturel et la vérité. Au premier acte, la mère raconte à sa fille l’histoire de Monseigneur avec des intonations aussi fausses pour l’esprit que pour l’oreille. Non-seulement on ne chante pas, mais on ne parle pas ainsi. Il est vrai que chacun de nous entend à sa manière chanter en lui la parole humaine ; M. Bruneau l’entend d’une affreuse manière, voilà tout. Les phrases les plus simples, les plus ordinaires, il les embarrasse, il les entortille dans la notation la plus baroque : La voilà, je suppose, dit l’évêque, au premier acte encore, la fée aux doigts légers, qui pose des traits si délicats sur la soie et sur l’or. Un rien, n’est-ce pas, ce petit compliment à une ouvrière ; avec un Saint-Saëns, le Saint-Saëns d’Ascanio, ce serait charmant ; avec M. Bruneau, c’est horrible : une grimace au lieu d’un sourire.

Dureté des harmonies, fausseté de la déclamation, voilà quelques-uns des principes appliqués dans le Rêve. Il y en a d’autres : instabilité tonale, proscription systématique des cadences parfaites et des phrases en équilibre ; mépris de toute symétrie et de toute conclusion ; haine de tout ce qui repose, de tout ce qui rassure et de tout ce qui charme. Attendons quelques années et ce ne sera plus la peine d’étudier ni les lois des accords, ni celles des tons, les unes et les autres n’étant faites que pour être violées. On n’inscrira plus à la clé dièzes ni bémols, inutiles gardiens de la tonalité. Le rythme, à son tour, prendra les mêmes licences que l’harmonie. Un morceau ne sera pas plus à 3/4 ou à 12/8 qu’en ut naturel ou en mineur. Le caprice deviendra la règle et l’accident fera loi ; et le discours musical, désarticulé, : sans grammaire ni syntaxe, sans logique, sans orthographe, sans ponctuation même, ira, divaguant au hasard, se perdre dans le chaos de la mélopée infinie et des modulations errantes.

Le chaos, dira-t-on ! Mais l’ordre règne au contraire, et le plus rigoureux, dans l’œuvre de M. Bruneau, conforme jusqu’à l’obéissance, jusqu’à l’esclavage, aux lois du système wagnérien, surtout à la loi suprême : le leitmotiv. Vous n’avez pas écouté ou pas compris. Ainsi raisonne en général l’école avancée. Ne pas l’admirer, c’est ne la pas comprendre. Mais si ; nous avons compris et ne fût-ce que pour notre justification, nous voudrions démonter quelques rouages du