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De telles pages démontrent que le musicien du Rêve peut faire autrement qu’il ne fait d’ordinaire. Il ne pèche donc point par ignorance, mais par goût et par volonté. Il applique avec préméditation des théories qu’il croit salutaires et qui nous paraissent fatales. Que voulez-vous ! Les sorcières de Macbeth sont en train de gagner leur gageure ; le laid devient le beau. M. Bruneau nous demandera sans doute : Qu’est-ce que le beau ? Qu’est-ce que le laid ? et nous ne saurons trop que lui répondre. Mais si nous le lui demandions à notre tour, il ne nous répondrait pas davantage, et cela nous console. De la laideur et de la beauté, nous donnerions chacun, sinon la définition, au moins des exemples, qui ne seraient pas les mêmes. On a désigné quelque part M. Bruneau pour tenir le drapeau de la jeune école française. Peut-être ; mais le drapeau rouge, qui ne restera jamais celui de notre pays.

Une interprétation et une mise en scène de premier ordre ont servi l’audace de M. Bruneau. M. Carvalho ne pouvait revenir plus fêté, et plus justement, d’un plus injuste exil. Quant aux artistes, ils ont tous été à l’honneur. Mais d’abord à quelle peine ! M. Engel a sauvé le Rêve comme il avait déjà sauvé Lucie. Singulière modestie d’un chanteur, et d’un ténor, qui jamais ne s’offre, mais qu’on trouve toujours et qui toujours s’impose. Doublure, diront ceux qu’il remplace ; oui, mais qui vaut mieux que l’étoffe. Mlle Simonnet a réussi dans le rôle d’Angélique aussi complètement que dans celui de Bozenn, du Roi d’Ys. Elle y apporte même charme, même pureté, même immobilité d’image, avec autant de grâce naïve et malheureusement deux ou trois notes un peu stridentes ; mais ce n’est pas sa faute. M. Bouvet, évêque pour la seconde fois, à l’Opéra-Comique, honneur de tous les diocèses, est plein d’onction sacerdotale et, quand il le faut, de colère. Si Dieu veut, je veux. Il donne à cette phrase, qui revient souvent, des nuances aussi justes que variées. Quant à Mme Deschamps, « avec la bonhomie de son âme, son grand air fort et doux, sa raison droite, d’un parfait équilibre… » quand M. Zola décrit ainsi Hubertine, on croirait qu’il définit le talent et la voix de l’excellente artiste. L’orchestre enfin s’est admirablement tiré de l’infernale partition : il a joué aussi faux que M. Bruneau l’a voulu.


CAMILLE BELLAIGUE.