Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Imagine-t-on une grève des agens des chemins de fer poussée à fond, interrompant brusquement tous les services, suspendant les affaires, arrêtant l’industrie et le commerce dans leurs échanges, dans leurs vastes opérations, paralysant les approvisionnemens d’une partie de la France ? Imagine-t-on aussi une grève des ouvriers boulangers avouant la pensée, — on l’a avouée, — d’affamer Paris pour avoir raison de toutes les résistances ? Et notez que les organisateurs de cette dernière grève parisienne n’avaient pas même pour prétexte un différend avec les patrons, un conflit pour les salaires, pour les heures de travail ; ils n’ont fait cette tentative que pour obtenir la suppression des bureaux de placement, auxquels ils sont d’ailleurs parfaitement libres de ne pas s’adresser, — et c’est pour les bureaux de placement qu’ils ont parlé lestement de laisser Paris sans pain ! Ce n’est pas sérieux, ce n’est pas un danger, dira-t-on ; le gouvernement y pourvoira, il y a pourvu ces jours passés. M. le ministre de l’intérieur, qui est un homme plein de philanthropie et de prévoyance, a bien voulu informer la grande cité qu’elle ne serait pas exposée par la faute des boulangers parisiens à revoir les épreuves du siège, qu’elle aurait son pain, que les manutentions militaires au besoin suffiraient à tout. C’est possible, c’est fort heureux ! Il y a seulement ici un fait curieux. Voilà le gouvernement obligé lui-même de s’armer contre une situation que les pouvoirs publics ont créée, qui peut produire de tels résultats ! Voilà une guerre ouvrière légale, sans doute, mais devenue menaçante, née après tout des idées fausses auxquelles on se laisse aller, favorisée par une sorte d’imprévoyante complaisance pour tout ce qui prend le nom de revendications sociales.

C’est justement ce qui fait l’intérêt de cette discussion récente du sénat sur les syndicats professionnels, de cette belle et forte discussion où se sont rencontrés les plus habiles orateurs, — les uns M. Trarieux, M. de Marcère défendant la liberté, le droit, les garanties sociales, — les autres, M. Goblet, M. Tolain, M. le garde des sceaux lui-même croyant encore à la nécessité de concessions nouvelles. Au fond, de quoi s’agit-il ? La loi de 1884, en créant l’institution des syndicats professionnels, a donné aux ouvriers le droit de s’associer, de s’entendre, de peser de tout le poids de ces vastes affiliations sur les rapports du travail. Si cette loi a suscité au premier moment une certaine inquiétude, d’assez vives défiances, elle a cessé d’être contestée ; elle entre par degrés dans les mœurs, et personne n’en demande plus l’abrogation. Que demande-t-on aujourd’hui ? On veut ajouter à la loi ce qu’on pourrait appeler un supplément de suspicion et de coercition contre les patrons, en les soumettant à des contraintes nouvelles, en les menaçant d’une pénalité correctionnelle s’ils étaient tentés de renvoyer un ouvrier familier des syndicats. On crée un délit nouveau, spécial pour le patronat ! Ce qu’il y a d’exorbitant dans ces prétentions, M. de Mar-