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passive ; pour nous faire une image des choses, il faut que nous y discernions un tout et des parties, et le rapport de ces parties entre elles et avec le tout ; il faut, en un mot, que nous composions l’objet, et ce travail, bien que l’habitude nous l’ait rendu plus facile, ne laisse pas de nous coûter quelque effort. Il ne suffit point d’avoir des oreilles pour se plaire au chant du merle, ni d’avoir des yeux pour admirer une rose. Toute forme qui nous plaît ou nous intéresse a été dégagée par nous d’une multiplicité de détails, et partant est une création de notre âme secondée par la nature. Que je devienne passif, que mon âme, fatiguée ou distraite, refuse son concours à mes sens, je continue de voir les mêmes objets, des arbres, des rochers, des nuages, la terre et le ciel ; mais le tableau s’est évanoui : cette plaine et ces collines, dépouillées de leur prestige, attendent que le magicien se réveille de son assoupissement et renouvelle le charme, et ce magicien, c’est moi. Supposez un homme absolument dénué d’imagination ; il pourra faire le tour du monde sans y rencontrer ni un paysage, ni une jolie femme.

Les choses étant toujours plus compliquées que l’image que nous nous en formons, le même objet peut nous en fournir plusieurs fort différentes ; tout dépend de la façon de les mettre en perspective et du point de vue où l’on se place. Un planteur, un philanthrope, un peintre visitent ensemble un marché aux esclaves. Ils y voient un beau noir, robuste, bien constitué, mais qui semble sujet à des absences d’esprit : il rêve à la case où il est né et qu’il ne reverra plus. Le planteur lui trouve la figure d’un bon outil, le philanthrope la figure d’un grand malheur, et le peintre se dit : Quel admirable modèle ! Ce même peintre a cru trouver, dans un moulin bien situé et encadré de fraîches verdures, un intéressant sujet de tableau. Il en a fait, à quelques jours d’intervalle, deux croquis. Dans le premier, il avait tout subordonné à la roue, qui lui semblait l’âme de la maison. Dans le second, la roue n’est plus qu’un accessoire. C’est que, la veille, passant par là, il a vu la meunière, qui est une belle blonde, se pencher à sa fenêtre. De ce moment, cette fenêtre est devenue l’objet principal, le centre autour duquel tout gravite. L’intérêt s’est déplacé, ce moulin n’est plus pour lui qu’un endroit habité par une belle meunière, et il le montrera tel qu’il l’a vu. Nous ressemblons tous à ce peintre. De quoi qu’il s’agisse, selon que la meunière est laide ou jolie, les moulins ont pour nous un autre visage.

Notre imagination est la plus subjective de nos facultés ; elle a son caractère, qui est le nôtre, et, comme l’artiste se met dans son œuvre, nous nous mettons dans nos images. Elles varient avec le tour et les habitudes de notre esprit : il y a des yeux, semble-t-il, qui amplifient, qui agrandissent les objets ; il en est qui voient