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sur laquelle j’écris, elle aurait le temps de jaunir et de tomber en poussière avant que je fusse au bout de mon travail, et je reconnaîtrais bientôt que l’essence de l’esprit et du langage humains étant de tout généraliser, il y a dans tout individu, de quelque espèce qu’il soit, quelque chose d’absolument inexprimable. »

Aussi comment procède le vrai poète ? Tel objet particulier a fait sur son âme une impression ; entre mille détails, il en choisit souvent un seul, celui qu’il juge le plus propre à me communiquer son sentiment. Lorsque Dante m’a dit que l’ouragan va devant lui, poudreux et superbe, balayant les troupeaux et les bergers, dinanzi poheroso va superbo, que la tour penchée de Bologne, si un nuage vient à passer au-dessus d’elle, semble s’incliner vers les passans comme pour les prendre, que Vénus, la belle planète qui conseille d’aimer, fait rire tout l’Orient, quand il m’a représenté la cloche du soir pleurant le jour qui se meurt, le clignement d’yeux du tailleur enfilant son aiguille, il n’a garde de rien ajouter : il m’a montré tout ce qu’il voulait me faire voir, il m’a fait sentir ce qu’il avait senti lui-même.

L’imitation est un principe commun à tous les arts, mais par nécessité comme par goût, ce qu’ils imitent dans le particulier, c’est le général. Théodore Rousseau avait dans sa première manière un fini, une précision de touche qu’aucun paysagiste n’a jamais égalés. Ses arbres ne ressemblent pourtant à ceux qui avaient posé devant lui que par l’ensemble de la forme, le port, les habitudes propres à leur essence, la similitude approximative de la couleur et l’impossibilité de compter les feuilles. D’un jour à l’autre, un homme diffère de lui-même, et pourtant c’est toujours le même homme ; sa photographie nous apprend ce qu’il était hier ou avant-hier, son portrait nous montre ce qu’il y a de constant en lui, de permanent dans ses variations. A plus forte raison, un peintre qui a entrepris de portraire un dieu, avec quelque soin qu’il ait choisi son modèle, tour à tour s’en pénètre et s’en délivre. On connaît l’anecdote si vivement contée par Diderot et l’altercation qu’eut un jeune mousquetaire, appelé Moret, avec un inconnu de figure assez plate qu’il avait rencontré au café de Viseux. Moret le regardait si attentivement que l’inconnu lui dit : « Monsieur, est-ce que vous m’auriez vu quelque part ? — Vous l’avez deviné. Tenez, monsieur, vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à un certain Christ de Brenet, qui est maintenant au Salon. » Et l’autre, tout en colère : « Parlez donc, monsieur, est-ce que vous me prenez pour un niais ? » Et voilà la querelle qui s’engage, les épées sortent du fourreau, la garde arrive, le commissaire est appelé et se tourmente à convaincre ce quidam colérique qu’on n’en était pas moins