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décors, et, quelque pièce qui se joue dans leur âme, le théâtre n’est jamais nu.

Nouvelles ou anciennes, nos images forment entre elles des associations passagères ou durables, dont les effets sont quelquefois bizarres. Elles reflètent, déteignent les unes sur les autres, marient et assortissent leurs couleurs. On vous a présenté l’autre jour un étranger, avec qui vous avez échangé trois mots ; sa figure vous a paru très ordinaire. On vous raconte sa vie, qui est un roman. En le revoyant, il vous semble que ce visage ordinaire est devenu subitement fort expressif ; vous lisez une histoire dans les yeux de cet homme, vous le voyez à travers son roman. Au siècle dernier, un Anglais, qui avait visité la Valteline, disait à son retour : « Je ne conçois pas que Richelieu ait dépensé tant d’hommes et d’argent pour empêcher ce pays de devenir espagnol. Il est tout petit, et je n’en donnerais pas mille livres sterling. » Lord Chesterfield citait ce mot comme un exemple de mémorable étourderie. « Ce triple sot, disait-il, aurait dû savoir que la Valteline étant la seule voie par où l’Espagne pût communiquer avec les possessions de l’Autriche dans le Tyrol, Richelieu ne devait rien épargner pour l’en chasser à jamais. S’il l’avait su, ce petit pays lui aurait paru fort remarquable. » Chesterfield pensait avec raison que les jugemens de notre esprit, transformés en images, influent sur nos impressions sensibles, et que les imaginations savantes ont des jouissances que ne connaissent pas les ignorans. Un badaud, qui avait fait une partie de plaisir à Montlhéry et déjeuné au pied de la tour, disait : « Eh ! oui, voilà une ruine bien située, mais qui, après tout, ressemble à beaucoup d’autres. » S’il avait connu l’histoire de cette tour, il lui aurait trouvé un air de brigand féodal, il l’aurait vue à travers les exploits de File-Étoupe.

Telles de nos images, quoique fort dissemblables, s’unissent si étroitement ensemble que nous ne pouvons plus les disjoindre. A peine l’une se présente à notre esprit, l’autre apparaît à sa suite, comme une mouche accompagnant sa frégate. Vous vous êtes foulé le pied en traversant une prairie bordée d’acacias en fleur, qui embaumaient l’air. Toutes les fois que vous pensez à votre foulure, vous croyez respirer l’odeur des acacias fleuris, et vous ne pouvez respirer cette odeur sans vous rappeler votre accident. Une femme avait pris la fièvre typhoïde à Naples, où elle passait l’hiver. Elle faillit en mourir. Au premier printemps, dès qu’elle fut transportable, on l’emmena à Sorrente, et dans ce pays délicieux, de jour en jour, elle se sentit ressusciter. Aujourd’hui encore, elle assure qu’elle consentirait volontiers à ravoir sa fièvre pour ravoir sa convalescence. Voulez-vous lui être agréable ? Parlez-lui d’affections typhoïdes : son visage s’illumine, elle revoit Sorrente.