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l’erreur par la vérité, on va à la vérité par l’erreur. S’il avait été moins imaginatif, Darwin ne se serait jamais trompé, mais il n’aurait rien découvert. Si Kepler ne s’était fait une conception mystique et imagée de l’harmonie et de la musique des sphères célestes, s’il n’avait cru à l’astrologie comme à Pythagore, il n’eût jamais cherché ses fameuses lois, ni conquis l’immortalité ; mais s’il a laissé à Newton la gloire de trouver le principe de l’attraction universelle, c’est peut-être la faute de ses visions, qui, après lui avoir montré le chemin, l’ont égaré.

Au surplus, ceux qui accusent notre imagination de nous tromper plus souvent qu’elle ne nous éclaire se plaignent en pure perte ; ils ne réussiront jamais à fermer cette grande fabrique d’images qui est en nous. C’est par une loi, par une nécessité de notre nature que nous revêtons d’une forme et la matière opaque de nos perceptions et la matière subtile de nos idées. Jéhovah a bien pu défendre à son peuple de se tailler aucun simulacre des choses qui sont dans les cieux, sur la terre ou dans les eaux ; mais pouvait-il lui interdire de s’en faire des images intérieures ? Il semble qu’en bannissant les arts du temple, les réformateurs du XVIe siècle aient voulu empêcher les fidèles d’imaginer leur Dieu, et pourtant ils leur recommandaient de réciter sans cesse l’oraison dominicale, de répéter chaque jour : « Notre père qui es aux cieux, que ton règne vienne ! » Dans ces dix mots, il y a trois images, et il faut beaucoup d’imagination pour se représenter l’être infini comme un père qui est un roi et qui habite le ciel. Certains athées sont aussi inconséquens que les réformateurs : ils prêtent un visage déplaisant à un Dieu qui n’est pas et ils lui disent des injures. Par une égale inconséquence, les raisonneurs moroses qui déclament contre l’imagination en parlent comme d’une magicienne qui nous abuse ; elle n’est qu’un mode ou une fonction de notre être, et ils en font malgré eux une personne : c’est sa vengeance.

Nous avons vu jusqu’ici l’imagination travailler au service de nos passions ou de notre pensée, nous aider tour à tour à débrouiller nos sentimens, à éclaircir nos conceptions. Mais il arrive par intervalles que, reprenant sa liberté, s’affranchissant de toute dépendance, de tout joug incommode, elle s’émancipe à ne plus travailler que pour son compte. Elle n’a plus alors d’autre loi que son plaisir, et tout ce qui émeut nos sens, notre âme, notre esprit, lui sert à se procurer des joies d’un genre particulier. C’est l’imagination esthétique, la seule dont nous ayons à nous occuper.

Notre existence est une fièvre intermittente ; si les accès n’étaient pas interrompus par des repos, la fatigue de vivre nous tuerait. Or on ne se repose qu’en s’oubliant. Dans le train ordinaire de leur vie, les hommes