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matin le champ de carnage ; il reconnaissait les lieux et faisait relever les blessés enfouis dans la neige : « Qu’on se figure, écrivait-il dans le 51e bulletin de la grande armée, sur un espace d’une lieue carrée, neuf ou dix mille cadavres, quatre ou cinq mille chevaux tués, des lignes de sacs russes, des débris de fusils et de sabres, la terre couverte de boulets, d’obus, de munitions, vingt-quatre pièces de canon auprès desquelles on voyait les cadavres des conducteurs tués au moment où ils faisaient des efforts pour les enlever : tout cela avait plus de relief sur un fond de neige. » Ce n’est pas le grand capitaine qui a écrit ce bulletin, c’est un artiste : en visitant le champ de bataille, il avait éprouvé de vives impressions et composé un tableau.

Comme nous l’avons vu, pour qu’un paysage, une scène de la vie humaine produisent sur nous tout leur effet, il faut que notre imagination les travaille, qu’elle prépare sa matière, qu’elle combine, qu’elle compose. Mais elle ne procède pas par des méthodes raisonnées ; elle suit son instinct, son inspiration, et son instinct le plus impérieux la porte à se figurer et à nous persuader que les choses nous ressemblent ou que nous ressemblons aux choses. C’est le premier article de son credo.

Nous débutons tous dans la vie de l’esprit par deux actes de foi. J’admets comme un fait indiscutable l’existence réelle des objets qui m’entourent ; je ne les connais pourtant que par mes sensations, qui ne sont que des modifications de mon être et dont la cause certaine est en moi-même ; mais, comme l’a dit un philosophe, nous ne nous bornons pas à juger que nous avons des sensations ; nous sommes accoutumés de bonne heure à nous en dépouiller pour en revêtir les objets. D’autre part, nous croyons également, sans en avoir de preuve, que ce monde extérieur que nous distinguons de nous-mêmes a de grandes affinités avec nous. L’enfant croit fermement à la réalité de la table contre laquelle il s’est heurté ; mais il croit aussi que, comme lui, elle est capable de vouloir et de souffrir, et il la punit de sa perfidie en lui rendant coup pour coup. C’est qu’il est gouverné par son imagination, et que nous ne pouvons créer aucune image sans y mêler la nôtre, sans y mettre quelque chose de nous et sans transformer ainsi les objets à notre ressemblance.

Notre entendement applique aux choses les formes de notre esprit ; c’est notre moi subjectif avec ses sentimens et ses passions, que notre imagination y retrouve. Après son accident de la rue Ménilmontant, Rousseau perdit longtemps connaissance ; il éprouva, en revenant à lui, une impression délicieuse : « Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. » C’est ce qu’il