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l’assimile, elle se reconnaît en lui ; elle confond ses images avec les choses et les choses avec ses images.

Dans l’état de veille, je suis parce que je pense, et sachant que je suis, je me distingue de tout ce qui n’est pas moi. Dans le sommeil, j’existe sans savoir que j’existe, et il n’y a plus pour ma conscience ni moi ni non-moi. Si je viens à rêver, je me trouve dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille ; je n’ai qu’un sentiment vague de mon existence, et je confonds et les choses et moi-même avec les images que je m’en forme. Tout ce qui arrive de déplaisant ou d’agréable à ces images, je le tiens pour réel, leurs aventures sont les miennes. Il s’ensuit que j’éprouve en songe des joies et des douleurs aussi vives, aussi intenses que dans la veille ; mais elles ne durent qu’un instant, car leur vivacité même me réveille en sursaut, et je recommence à démêler ce qui se passe dans mon esprit de ce qui se passe dans le monde.

Les sens d’un homme endormi qui rêve étant comme morts, il n’a plus de relation avec les réalités que par leurs images conservées qui lui reviennent et qu’il prend pour elles. Il n’en va pas de même d’un songeur éveillé. Si profonde que soit sa rêverie, ses yeux voient, ses oreilles entendent, il communique encore avec les objets, mais il n’en a qu’une perception confuse, car n’étant plus qu’à moitié conscient de lui-même, il ne se distingue qu’à moitié de ce qui l’entoure, et la première condition pour percevoir nettement les choses, c’est de nous en distinguer tout à fait.

Dans l’habitude de la vie, nous sommes ou des animaux travaillés par leurs passions ou des êtres raisonnables et raisonneurs. Mais nos passions comme notre raison ont leurs sommeils, et par intervalles notre âme sensitive reste seule éveillée. Nous ne nous connaissons plus, nous nous sentons ; nous ne connaissons plus les choses, nous sentons qu’elles existent et que nous ne sommes pas seuls dans le monde ; nous ne vivons plus que de la vie de sentiment, nous sentons que nous sentons et nous savourons le charme de sentir. En nous et hors de nous, tout est vague ; notre existence nous apparaît comme un de ces paysages aux teintes fondues, à demi noyées, aux contours délicieusement incertains, aux horizons baignés d’une lumière pâle et vaporeuse. Nos désirs, nos espérances n’ont plus d’objet particulier ; qu’espérons-nous ? que désirons-nous ? tout ou rien. Nous éprouvons une joie diffuse, indéfinie, qui n’est sans doute que l’enchantement d’exister ; cette joie nous exalte comme les fumées du vin, elle nous grise d’oubli, et dans notre ivresse nous ne voyons plus que ce qui nous plaît. Nos douleurs, nos peines ont perdu leur âpreté, tout ce qu’elles avaient d’offensif et de nuisible. Nous sommes tristes et nous ne voudrions