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pas qu’on nous ôtât notre tristesse ; elle a comme par miracle la douceur d’un fruit mûr, bon à manger.

C’est l’heure de la rêverie ; mais pour qu’elle ait tout son prix, il faut que notre imagination s’en mêle et se charge de donner un corps à ces joies, à ces mélancolies, à ces sensations confuses dont nous jouissons sourdement ; les sons, les formes, les lignes, les couleurs, tout lui sert à cet effet, et comme elle est ingénieuse, elle s’arrange pour qu’il y ait quelque liaison, quelque suite dans la succession des tableaux qu’elle nous présente. Quand nous rêvons en dormant, nous sommes à la merci de nos visions ; elles s’assemblent, se combinent par une sorte de fatalité sur laquelle nous ne pouvons rien. Dans les songes que nous faisons les yeux ouverts, nous demeurons en quelque mesure maîtres de nous et de nos images ; si fortuites qu’elles nous semblent, nous en réglons secrètement les hasards ; nous en écartons tout ce qui pourrait les gâter ou nous troubler, et tour à tour notre rêverie nous gouverne et nous gouvernons notre rêverie ; c’est un jeu de pur hasard, semble-t-il, où nous gagnons toujours. Ainsi rêvait Rousseau, et comme il le disait lui-même : « Ses chères extases, qui l’empêchaient de s’occuper de sa triste situation, lui avaient durant cinquante ans tenu lieu de fortune et de gloire, et sans autre dépense que celle du temps, l’avaient rendu dans l’oisiveté le plus heureux des hommes. » L’unique ressource de son incurable hypocondrie était cet art consolatif et charmant, dont les impostures nous servent à oublier ce que nous sommes et à nous reposer de nous-mêmes dans la société des fantômes.

Tant que durent nos songeries de dormeurs éveillés, notre personne n’est que l’ombre d’un moi ; mais cette ombre ténue est immense, elle se projette au loin, jusqu’au bout de l’univers ; elle se mêle à tout, et il nous semble que les choses n’ont été faites que pour représenter et multiplier notre image. Il ne nous suffit plus de leur prêter simplement une âme, il faut que cette âme, sœur de la nôtre, lui soit unie intimement par de mystérieuses sympathies. Les plaines, les collines, les arbres, les fleurs, les rochers, tout s’occupe de nous. Les vents et les oiseaux savent notre secret et le racontent dans une langue que nous pouvons seuls comprendre. Le monde entier est un vaste orchestre qui accompagne notre chanson et l’habille des plus magnifiques harmonies. Les choses ne sont plus des choses ; ce sont les témoins attendris de nos joies indéfinissables et des peines qui nous délectent. En quelque lieu que nous promenions nos rêves, nous sentons des regards qui tombent et s’arrêtent sur nous sans nous peser. Les étoiles sont des yeux d’or qui nous voient ; le ciel recueilli dans son repos est un silence infini qui nous écoute.