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Souvent aussi nous voyons dans tout ce qui nous environne des signes parlans, des symboles de ce qui se passe en nous. Les couleurs, les sons, les parfums ne sont que des emblèmes de nos sentimens ; la nature n’est qu’une figuration de notre âme. Ce lis ne fleurit que pour témoigner par son immaculée blancheur de l’innocence des félicités auxquelles nous aspirons ; cette rose baignée et luisante de pluie nous représente nos bonheurs les plus exquis, ceux qui nous font pleurer ; ces nuages légers, voyageant dans l’azur du ciel, sont nos pensées errantes ; s’il fait obscur dans une touffe de chênes de haute futaie, c’est que par-delà tous nos rêves il y a un inconnu qui nous inquiète, et ce sont nos doutes qui assombrissent les forêts. Un chevalier de la Table-Ronde, apercevant sur la neige une goutte de sang tombée de la blessure d’un héron, crut reconnaître dans cette tache rouge la bouche qu’il aimait, et ne sortit de son extase que lorsque la neige eut fondu. Comme lui, quiconque a une chimère dont il se plaît à rêver en retrouve partout l’image. Levons-nous les yeux, nous la découvrons dans les profondeurs éthérées, vêtue d’or et de pourpre et, sa harpe à la main, présidant à la ronde tournoyante des planètes et des soleils ; si nous regardons courir un ruisseau, une voix nous appelle, et cette voix, c’est la sienne ; si nous contemplons l’océan, nous la reconnaissons dans le sourire infini des flots ; un scarabée d’un vert d’émeraude s’est-il niché, enfoui dans la fleur qu’il adore comme pour s’ensevelir dans son amour, la fleur, c’est elle ; le scarabée, c’est nous. Il y a des momens où le ciel et la terre nous appartiennent ; quoi qu’ils puissent se dire l’un à l’autre, c’est de nous qu’il s’agit : ils se disputent à qui nous fournira les plus riches matériaux pour bâtir à nos rêves des palais d’améthyste, de saphir, d’opale ou de diamant.

Heureux qui est possédé d’une chimère ! Heureux aussi l’homme qui s’est promené quelquefois en imagination sur les bords du Gange et qui, s’étant nourri de la sagesse que prêchent les lotus sacrés, aspire à se délivrer par instans de son moi, à se désapproprier, à goûter les joies des fakirs et le bonheur de n’être rien ! On se le procure sans peine quand on sait rêver. Asseyez-vous sur la grève, laissez la vague qui clapote vous étourdir par degrés de son bruit creux, de sa sourde et monotone cantilène. Chargez-la de bercer vos rêves, et vous n’aurez plus qu’un sentiment obscur, languissant de votre existence. Vos yeux sont restés ouverts, mais vous ne savez plus bien où votre moi finit, où commence le non-moi. Mêlant votre vie à la vie universelle, il n’y a plus rien qui vous limite, qui vous borne, qui vous resserre ; vous êtes en tout et tout est en vous. Vous n’apercevez plus qu’au travers d’un nuage ces rochers, ces buissons fleuris, et en les regardant, vous dites :