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au spectacle de cette exécution, commence à s’écouler. Parmi les gens qui redescendent de la colline noire, il en est qui raisonnent sur l’événement, il en est d’autres qui n’y pensent déjà plus : deux bons bourgeois, au teint vermeil et de figure joviale, se sont remis à causer de leurs petites affaires, et tournant le dos à la croix où expire la grande victime, ils semblent discuter à l’amiable les conditions d’un marché. C’est ainsi qu’un peintre de génie a exprimé l’effrayante solitude que l’indifférence du monde fait autour des grandes âmes et des grandes tragédies. C’est l’art des contrastes qui explique en partie la prodigieuse impression que produit l’intérieur de l’église de Saint-Rémi, dont les Rémois sont si fiers. Entrez-y par une des portes latérales, étudiez quelque temps l’architecture sobre, grave, austère de la nef, ses piliers romans massifs et trapus, la simplicité triste de ses lignes, puis retournez-vous, contemplez cette élégante et merveilleuse abside, dont les vitraux étincellent, ces guirlandes de roses aux éblouissantes couleurs : c’est comme une joie soudaine qui éclate sur un front sévère. En parcourant les bas côtés aux voûtes surbaissées, vous aviez cru errer dans les longues galeries d’un cloître, vous vous êtes souvenu que nous ne sommes que poussière, et vous vous sentiez un peu moine, et tout à coup vous voilà transporté dans le jardin des délices et des enchantemens.

L’artiste simplifie le caractère des choses ou le renforce, l’accentue par des oppositions ; on lui permet aussi de l’exagérer. Après avoir dit que l’homme est né singe et copiste, le comte de Caylus ajoute M que l’une et l’autre de ces espèces charge toujours, et que la charge est une exagération qui dans les premiers temps a pu conduire au progrès. » L’artiste charge, mais pour d’autres raisons que le singe. Échauffé par la vive impression qu’il a reçue, il désire nous la communiquer tout entière, et comme il nous sait disposés à en rabattre, à nous défendre, il nous en dit trop pour nous faire sentir assez ; il ment au profit de la vérité.

L’exagération est naturelle au langage du cœur humain. Nous disons tous les jours qu’un homme se meurt d’ennui, ou que l’ambition lui brûle le sang, ou que l’espérance le grise, ou que le chagrin le dévore. Cet homme ne brûle pas, il n’est pas gris, ni dévoré, ni mourant, et cependant nous avons donné une idée exacte de son état, car lui-même se sent brûler ou mourir. Toutes les passions sont de grandes exagéreuses. Un sophiste grec du IIIe siècle écrivait à une belle cabaretière : « Tes yeux sont plus transparens que tes coupes, et j’aperçois ton âme à travers. Qui fera le compte de tes grâces ? Debout sur le seuil de ta porte, que de passans s’arrêtent subitement à ta vue ! Que de