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docteur, le talmudiste. L’âme de Jacob n’a pas été absorbée, durant vingt siècles, par l’escompte ou l’agiotage. Le trafic des écus n’a été longtemps pour lui qu’un moyen de vivre, le seul qu’on lui permît. Ce n’était pas au publicain ou au financier qu’allaient l’estime et l’ambition des fils de Juda, c’était au rabbi, à l’interprète de la loi, au scribe, au savant, au hakham. Israël a été le peuple du livre, avant d’être le peuple du comptoir. Il s’en est toujours souvenu. Son éducation a été double ; il a eu deux maîtres, d’esprit différent, dont il a simultanément suivi les leçons. Tandis que, aux mains du changeur et du trapézite, il se formait au calcul positif, au sens pratique, à la connaissance des choses et des hommes ; aux mains du rabbin et du hakham, il se formait aux spéculations théoriques, aux études intellectuelles, aux abstractions scientifiques. Les deux tendances qui se disputent la vie humaine se trouvaient ainsi réunies, et comme associées, chez Israël. Et, des deux voies qui sollicitent l’esprit et l’activité de l’homme, la plus prisée de l’élite de Juda, la plus recherchée de cette race, en apparence confinée dans les soucis matériels, a toujours été la plus spirituelle. Chez les juifs des vieilles juiveries, le banquier a toujours cédé le pas au savant, l’homme d’argent à l’homme d’étude. S’il n’en est plus toujours ainsi, en Israël, c’est que, à notre contact, Juda s’est écarté de ses traditions.

Encore au XVIIIe siècle, la grande ambition des riches juifs de Pologne était de faire entrer dans leur famille un savant hakham. Ils se disputaient à prix d’or, pour leurs filles, les petits rabbins d’espérance. Il y avait une sorte de marché de ces savans en herbe. Les parens les mettaient en quelque sorte aux enchères, et les pères bien avisés, comme celui de Salomon Maimon[1], ne les cédaient qu’au plus offrant. A onze ans, Salomon Maimon, le petit-fils du cabaretier de Lithuanie, avait déjà trouvé plusieurs preneurs. Le jeune docteur continuait ses études dans sa belle-famille. A Berlin même, la fille d’un riche banquier s’éprend de Moïse Mendelssohn, le fils du copiste des rouleaux de la Thora, rien qu’à sa réputation de savant. Le juif a l’admiration de la science. De l’édit de Cyrus au sanhédrin de Napoléon, c’est un des traits les plus marqués et les plus constans du judaïsme. Depuis les sopherim de Palestine et les amoraim de Babylone, le type national d’Israël, l’homme dans lequel Jacob se glorifie, c’est le docteur de la loi. On le sent partout, dans le Talmud, et jusque dans la Bible, et jusque dans l’Evangile. La science est, durant quelque deux mille ans, la seule distinction admise en Israël. Au savant reviennent tous les honneurs : — « Le savant, dit le Talmud, passe

  1. Salomon Maimons Lebensgeschichte, éditée par H. P. Moritz. Berlin, 1792-93.