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l’homme au manteau troué, qui refuse de plier le genou devant Aman. Race au cou raide, répète le Moïse de l’Exode. Le juif a toujours été rétif ; alors même qu’il s’inclinait devant la force, — sa faiblesse l’y a souvent contraint, — le juif ne se courbait qu’en apparence. L’opiniâtreté, Juda l’a gardée ; elle fait partie de son moi ; elle a même été renforcée au cours des âges par ses épreuves. Sa volonté a été trempée au feu et à l’eau par vingt siècles de souffrances. Il a pris l’habitude de résister. Sa devise était : « Malgré tout. » C’est une race obstinée, s’il en fût. Les forts, les énergiques, les opiniâtres ont seuls pu s’entêter à demeurer juifs ; les faibles, les lâches, les indécis, tous ceux dont la volonté était molle, dont l’âme ou le corps n’offraient pas assez de résistance, ont été éliminés par les siècles. La persécution ou la séduction en ont eu raison. C’est ici surtout qu’a opéré la sélection. Pour demeurer juif, il n’a fallu rien moins, en mainte contrée, que de l’héroïsme.

Aussi la race a-t-elle autant de volonté que jamais. En ce sens aucune n’a plus de caractère. L’énergie, la tension de la volonté est une des facultés les plus constantes du juif, et une des causes de sa supériorité. Mais la raideur a disparu. Le prophète ne dirait plus d’Israël : « Ton cou est une barre de fer, » nervus ferreus cervix tua[1]. La nuque d’Israël a appris à se courber, et l’échine de Jacob est devenue flexible ; il l’a bien fallu ; sans cela, il se fût cassé les reins. Après avoir été le chêne qui se dresse contre la tempête, force lui a été de se faire le roseau qui plie à tous les vents. Ce n’est qu’à ce prix qu’il a survécu. Il a gardé son énergie, mais elle est rentrée en dedans. Sa ténacité s’est voilée de souplesse et masquée d’humilité. En lui se combinent deux qualités rarement unies et dont l’alliance suffirait à lui ouvrir les portes de la fortune : il est, à la fois, le plus résistant et le plus pliant des hommes, le plus opiniâtre et le plus malléable. A cet égard, l’âme, chez le juif, répond à l’intelligence ; c’est un être homogène ; il y a, chez lui, harmonie entre l’esprit et le caractère. La souplesse de l’un se retrouve dans l’autre ; tous deux ont une égale élasticité. Mais ce qui, pour l’intelligence, est, d’ordinaire, un avantage devient souvent un défaut pour le caractère ; en passant de l’une à l’autre, la qualité risque de se changer en vice. L’extrême souplesse, l’extrême ductilité, qui fait la supériorité intellectuelle du juif, fait, en revanche, son infériorité morale.

Cette flexibilité de tout l’être, le juif n’a pu l’acquérir sans la payer. A force de courber le dos, il en a gardé le pli. Sa taille en a été fréquemment déformée et comme déjetée ; il lui en reste parfois une sorte de déviation de la colonne vertébrale. Son âme a été

  1. Isaïe, XLVIII, 4.