Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/396

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semble tout faire pour convertir ses sujets Israélites en faux orthodoxes. Étonnez-vous, après cela, si le juif souffre moins que nous de l’équivoque, s’il semble parfois à l’aise dans l’ambiguïté. Est-ce la peine de nous demander quelle influence peut avoir, sur des enfans et sur des hommes, l’adhésion des lèvres à une religion maudite du cœur ? Sans cette duplicité religieuse, le judaïsme, il faut bien le dire, aurait peut-être disparu. Pour le juif, le plus sûr moyen de sauver sa foi a été de la renier. Le plus coupable ici, n’est-ce pas le chrétien qui obligeait les juifs à profaner ses mystères ?

Encore cette humiliation suprême, ce renoncement apparent à la foi de leurs pères, tous les juifs n’y ont pas été contraints, ou tous ne s’y sont pas prêtés. Ils ont le droit de nous rappeler que, pour le nombre des martyrs, aucune religion ne saurait entrer en compte avec Israël. Mais cette sorte de travestissement religieux n’est pas le seul auquel les fils de Jacob ont dû se plier. Ce n’est pas seulement à la prière, devant le tabernacle de l’église ou le mihrab de la mosquée, que le juif a dû prendre un masque ; c’est aussi dans la vie quotidienne, dans sa boutique, dans ses métiers, dans ses relations avec les goïm. La conscience juive n’est pas sortie intacte du ghetto. Elle a été rétrécie par l’esprit de tribu et obscurcie par la casuistique, elle a été altérée par la persécution et oblitérée par la souffrance. Rejeté de tous, mis hors la loi commune, frustré de ses droits d’homme par les autres hommes, le juif s’est cru beaucoup permis vis-à-vis de ceux qui, envers Israël, se permettaient tout. Privé des armes de la force, il a appelé à son aide les armes du faible, la ruse, la fourberie, la duplicité. C’est ainsi qu’a été faussée par les siècles la conscience du peuple qui nous avait révélé la conscience. Que cette perversion morale ait été moins l’œuvre de ses docteurs et de ses casuistes que l’œuvre de nos lois et de nos haines, peu importe. Cette conscience, ainsi déformée et comme tordue, ne peut toujours se redresser tout à coup.

Quant à l’honneur, où le juif en aurait-il pris la notion ? Qu’avait de commun ce sentiment né dans les châteaux-forts du moyen âge, sous le heaume et la cotte d’armes du chevalier, avec le juif battu, hué, honni, vilipendé de tous ? Comment son orgueil eût-il « monté la garde autour de son droit, » alors que personne ne lui reconnaissait de droit ? L’homme féodal, dans son donjon, était tenu d’être fier sous peine de mort. Tout au rebours, le juif était tenu, sous la même peine, de se faire humble et petit. Il n’a vécu qu’à ce prix. L’honneur, chez lui, n’eût été qu’un ridicule. L’outrage, pour le juif, n’était pas un opprobre ; l’opprobre, c’était d’être juif. Abreuvé de mépris, il s’en est imprégné. A l’opposé du baron féodal, il lui a fallu boire les injures comme l’eau. Le juif n’avait le droit de s’offenser de rien. C’est lui, et non le chrétien, qui a tendu