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la joue gauche à qui frappait la droite. Sa peau en était devenue calleuse ; les coups et les insultes ne l’entamaient plus ; les blessures d’intérêt étaient les seules qu’il sentît. A certains jours, le vendredi saint notamment, en certaines villes, à Toulouse, par exemple, les chefs de la communauté juive se rendaient solennellement au Capitole, pour y recevoir, en public, devant monseigneur le comte et ses vassaux chrétiens, un soufflet. C’est ce que les hommes de loi appelaient pédantesquement : « la colaphisation. » Jamais cérémonie ne fut plus symbolique. Toute la juiverie a ainsi été souffletée, durant mille ans, par chrétiens et musulmans. Au Capitole de Rome, le conservateur mettait le pied sur la nuque du rabbin, prosterné devant lui. Le juif a dû se prêter à bien d’autres avanies. Presque partout, au carnaval, il lui fallait faire le clown ou le bouffon pour le divertissement de la populace. A Rome même, où les papes lui avaient ouvert un asile, des juifs, à demi nus, étaient contraints de courir, comme les barberi, au milieu des huées et des lazzi du peuple romain, qui souvent excitait leur paresse à coups de pierre ou de bâton. Le juif, pour la foule, était un grotesque ; c’était le fou du peuple. Le mieux qui pût lui arriver, c’était d’exciter la risée.

Michelet l’a dit : « Il est le juif, l’homme immonde, l’homme d’outrage sur lequel tout le monde crache. » Et cela n’est pas une métaphore ; j’ai pu le constater, en Europe et en Afrique. Comme le Slave russe qui, lui aussi, s’en ressent souvent encore, il lui a fallu « battre la terre du front. » Plus que le Chinois, il a dû, pendant quinze cents ans, se répéter : Siao sin, rapetisse ton cœur[1]. Acculé au bûcher ou à l’exil, n’ayant plus même la liberté de feindre une autre foi, il n’a pas un instant l’idée de se soulever et de périr les armes à la main[2]. Il était, pour cela, trop faible, il était trop brisé, trop habitué à plier. Son âme n’avait pas plus de révolte que sa bouche ou ses bras. Il se résignait, il se taisait. A peine osait-il se plaindre en vers hébraïques, ou pleurer en strophes vulgaires, comme les juifs français brûlés à Troyes. Jamais homme n’avait été mis à pareille école de patience et d’humilité. On reconnaît le juif, disait le moyen âge, à ce qu’il marche courbé. Et où eût-il appris à porter la tête haute ? De même, à quelque besogne honteuse ou puante qu’on le ravalât, ni sa conscience ni ses sens ne se révoltaient. Il n’avait plus de nausées, il ne connaissait pas les haut-le-cœur. Le chien affamé n’a pas de dégoût pour les os

  1. Le P. Huc.
  2. On cite quelques exemples de résistance des juifs : ainsi, à York, sous Richard Cœur-de-Lion ; mais de tels faits sont fort rares et se rapportent à l’époque où les juifs n’avaient pas été entièrement abaissés.