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L’art est un excitant tout à la fois et un calmant, un anesthésique comme il n’y en a point, qui nous laisse notre sensibilité et nous ôte le pouvoir de souffrir, en émoussant l’acuité douloureuse de nos sensations. Par sa grandeur et son mystère, la nef d’une cathédrale gothique peut exalter le sentiment religieux, elle ne conseillera jamais aucun acte de fanatisme à ceux qui savent la regarder. Dans ces temps barbares où les Grecs, à peine dégrossis, n’avaient pas d’autres images de dévotion que les figurines de bois qu’ils appelaient des ξόανα (xoana), idoles grimaçantes ou monstrueuses, le sang humain rougissait les autels. Mais quand l’art se chargea de leur montrer leurs dieux, ils sentirent l’horreur de leur crime et inventèrent des légendes pour le justifier. Les divinités façonnées par la main d’un grand sculpteur inspirent à leurs dévots le dégoût des pratiques sanguinaires, des folies noires et cruelles. Les marbres d’un Phidias ou d’un Praxitèle répandent autour d’eux la sérénité de l’Olympe, ils semblent dire : « Contemplez-nous, c’est la meilleure manière de nous adorer. »

Les grands artistes nous communiquent leur sensibilité contemplative. Qu’une personne qui croit aux esprits soit condamnée à coucher dans une maison où l’on prétend que des morts reviennent, il pourra survenir tel incident qui la glace d’épouvante et la rende malade à mourir. Qu’elle me raconte son effroyable aventure et qu’elle ait le don de conter, je croirai voir son revenant, et ma peur me plaira. Mon plaisir s’augmente encore et s’embellit lorsqu’un grand poète me transporte par une nuit sombre sur la terrasse du château d’Elseneur et y fait apparaître le spectre d’un roi assassiné. Il n’a rien épargné, rien négligé pour accroître mon émotion, il a multiplié les circonstances, il a dit tout ce qu’il fallait dire. Mais le coq vient de chanter, le fantôme s’est évanoui, et Horatio s’écrie : « Regardez là-bas, du côté de l’Orient ; vêtu de son manteau roux, le matin s’avance sur la crête des collines, les pieds dans la rosée. » Je ne sens plus, je regarde et je rêve. Si l’artiste sait son métier, terreurs et attendrissemens, tout me délecte. Qui ne plaindrait Iphigénie ? Mais sa voix sonne à mon oreille et à mon cœur comme une musique ; cette grande infortune me touche, et ma pitié est un enchantement. Plus extraordinaire, peut-être, est le charme que jette sur nous le poète comique. Vous fuyez les sots comme une peste ; vous les trouvez incommodes, fâcheux, et vous craignez que leur maladie ne se prenne ; vous avez souhaité mille fois d’avoir des ailes pour leur échapper. Les sots que nous montre la comédie ressemblent beaucoup à ceux que vous vous plaignez de trop connaître, et ils nous plaisent tant que, loin de les fuir, nous courons les chercher. Tout à l’heure