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toujours incertain du lendemain, exposé à toutes les vexations et spoliations, menacé de voir nier ou réduire ses créances, anxieux de dissimuler ses gains pour avoir chance d’en sauver quelques ducats, au jour où le peuple ou le prince s’aviserait de lui taire rendre gorge, par pillage de mutins ou par édit royal. Ce n’est pas tout, contraint d’abandonner aux grands ses écus à bas prix, il lui fallait exploiter les petits, sucer le sang des pauvres, reprendre aux misérables, à force d’astuce, ce que les puissans lui avaient arraché par la violence. C’était là, pour eux-mêmes, comme pour le menu peuple, un des côtés les plus démoralisans de l’activité du juif. Souvent fermier du fisc ou du seigneur, il ressemblait aux oiseaux qu’on dresse à chasser ou à pêcher, pour le compte du maître. Le juif était l’agent héréditaire de toutes les oppressions et de toutes les exactions. Traité sans pitié d’en haut, il lui fallait être impitoyable avec ceux d’en bas, leur faire rendre tout ce qu’il en pouvait tirer, au profit de ceux qui ne voyaient en lui qu’une éponge à presser. En Pologne, en Hongrie, en Allemagne, en Bohême, le juif a été l’intermédiaire abhorré entre le peuple et le prince, entre le serf et le noble. Dans ce métier, il rendait naturellement aux petits les dédains et les coups qu’il recevait des grands, faisant payer aux manans les injures de leur seigneur. Prenons un exemple, le facteur de l’est de l’Europe, le juif polonais, longtemps employé par l’État, par les pans, par l’Église même, pour faire rentrer les impôts, taxes, redevances, créances, rentes de toute sorte. Ce facteur a deux faces ; c’est, par profession, un homme à deux visages : l’un obséquieux et servile, éternellement souriant, tourné vers le maître ; l’autre dur, hautain, railleur, tourné vers le paysan et le tenancier. C’est ainsi que le même juif est, tour à tour ou en même temps, humble et arrogant, qu’il a la voix basse et le verbe haut, selon l’homme à qui il parle. À ce métier, sa sensibilité s’est émoussée, son épiderme est devenu calleux, son cœur s’est desséché ou racorni. Il avait trop à souffrir pour n’être pas endurci aux souffrances des autres. Son œil était sec ; durant des générations, selon l’image de Heine, ses pleurs silencieux avaient été, vers l’Orient, grossir les eaux du Jourdain ; il ne lui en restait plus dans les yeux. Puis, il était trop haï du peuple pour compatir aux maux dont il était l’instrument. En foulant le chrétien, en vendant le cheval ou la vache du paysan en retard pour ses redevances, il ne faisait que rendre aux goïm les maux qu’il en avait reçus ; il pouvait répéter avec la Bible : œil pour œil et dent pour dent, sur, quoi qu’il fît, d’être en reste avec les ennemis de son peuple. Les chrétiens, pour le juif, n’étaient pas des semblables. Et la réciproque était vraie. Est-ce à dire, comme nous sommes portés à l’imaginer, que le