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prophétesses de l’Armorique ancienne. Entre les deux, c’est le Raz, où un courant formidable entraîne les navires et que « nul n’a passé sans mal ni frayeur, » disent les Bretons. Cependant, il n’y a pas d’autre chemin pour doubler le cap. Car au-delà de l’île de Sein, une chaîne de récifs s’étend à huit milles. Le phare d’Armen la termine. Et plus loin, vers l’île d’Ouessant, perdu comme une bouée dans la solitude désolée de l’Atlantique, c’est le phare des Pierres-Noires. A droite et à gauche, en arrière du cap, il y a sept lieues de côtes, mais estompées par les brumes, mangées par l’eau, elles paraissent invraisemblables, irréelles. Et s’accentue cette sensation de pleine mer, de marée montante et d’engloutissement de la terre dans le grand Océan. Mais il est superbe, il se redresse tout blanc de vagues, les jours de grande tempête, le vieux cap, quand les montagnes liquides se précipitent à l’assaut sur son éperon de granit. Alors personne ne pourrait tenir sur ses pentes escarpées. Les rafales d’écume balaient le promontoire à trois cents pieds au-dessus de la mer. Dans l’enfer de Plogoff, ce sont des salves d’artillerie. Le roc est secoué comme par un tremblement de terre, et dans le mugissement des eaux, dans l’incessante trépidation du sol et de l’air, dans la convulsion de tous les élémens, on ne voit, on n’entend plus rien.

Je suis allé me promener une grande heure, par un beau soir, dans la baie des Trépassés. C’est une large plage de sable qui termine un vallon désert. L’Atlantique s’encadre ici entre la pointe du Raz et la pointe du Van. Ses larges lames bleues et transparentes déroulent leurs volutes nacrées sur la grève nue, avec une majestueuse monotonie. Les rayons obliques du soleil couchant jettent de l’or dans ces crinières d’Océanides. Et ce sont mille voix confondues dans un profond murmure, une polyphonie de rythmes et de mélodies dans une symphonie grandissante. La mer, — si désespérante là-haut, redevient ici l’enchanteresse caressante, la grande endormeuse de la souffrance humaine. Car sa musique parle des choses éternelles. Car l’âme, en se recueillant au fond d’elle-même, se dit qu’au milieu de ses naufrages et de ses abandons, il y a en elle aussi quelque chose qui ne meurt point et qui la relie à l’Éternel. Ce lieu abandonné des humains, où la solitude de la terre se rencontre avec la solitude de l’océan, est, selon d’antiques légendes, le rendez-vous des âmes en peine. « Le peuple de ces côtes, dit le poète Claudien, entend les gémissemens des ombres volant avec un léger bruit. Il voit passer les pâles fantômes des morts. » Selon Procope, les pêcheurs entendent heurter à leur porte à minuit. Ils se lèvent et trouvent sur la plage des barques vides qui se chargent d’hôtes invisibles. Poussés par une force