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inconnue, les pêcheurs prennent place au gouvernail. Le vent les emporte avec une rapidité étourdissante. Lorsqu’ils touchent à l’ile de Bretagne, ils ne voient toujours personne. Mais ils entendent des voix qui appellent les passagers par leurs noms. Les barques s’allègent tout à coup ; les âmes sont parties. Selon la tradition chrétienne, encore vivante dans le peuple, la baie des Trépassés est le rendez-vous des âmes des naufragés. Le jour des Morts, on les voit courir sur la lame comme une écume blanchâtre et fugitive, et toute la baie se remplit de voix, d’appels, de chuchotemens. Une touchante imagination populaire fait se rencontrer ici les âmes de ceux qui se sont suicidés par amour et perdus dans la mort. L’ne lois par an, ils ont le droit de se revoir. Le flux les réunit, le reflux les sépare, et ils s’arrachent l’un à l’autre avec de longs gémissemens.

Mais la plus curieuse tradition de ces côtes est celle de la cité submergée. La légende de la ville d’Ys est l’écho de l’Armorique païenne du IVe et du Ve siècle. On y sent passer comme un ouragan la terreur des vieux cultes païens et celle de la passion des sens déchaînée dans la femme. À ces deux terreurs s’en mêle une troisième, c’est celle de l’Océan, qui joue dans ce drame le rôle de Némésis et du Destin. Le paganisme, la femme et l’Océan, ces trois désirs et ces trois peurs de l’homme, se combinent dans cette singulière tradition et finissent en une tempête d’épouvante.

Par une après-midi orageuse, je contournais avec un ami le haut des rochers qui s’échelonnent en promontoires, depuis la pointe de Brézélec jusqu’à celle du Van. Pas de côte plus féroce dans toute la Bretagne. La mer la déchiquette à l’infini. Là, ce sont de petits fiords, longs corridors où l’œil plonge d’en haut, à pic. Ailleurs, les rochers s’avancent comme des castels féodaux. De loin, la pointe du Van ressemble à une forteresse massive, où le lichen noir trace des stries verticales. Quand on approche, c’est un labyrinthe d’îlots enchevêtrés qui ressemblent à des animaux antédiluviens ; mastodontes et mammouths gigantesques, couchés dans la mer. Les ravines, qui dévalent du haut de la lande, finissent en précipices, en gargouilles, en criques, où incessamment mugit, tourne, joue, travaille le flot. Ces ravines parfois ont leur flore, pâle flore rongée par la bise saline, fleurs jaunes d’ajoncs ou de genêts. Certains rochers qui descendent en entonnoir dans des criques mordues par la vague sont revêtus de petites fleurs blanches, étoilées. Rien de plus triste que ces fleurs tapissant l’abîme ; on dirait la dernière illusion attirante et trompeuse au bord du fond amer et noir de la vie. Quelquefois, perdue dans la lande, une ferme isolée rappelle le doux home ; ou, debout en lace de l’infinie