Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/428

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sauvage. Un soir, le vent apporta ce refrain aux oreilles d’un pêcheur :

« Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !

« Sur un beau navire, au milieu des vagues, ma mère m’a enfantée, au milieu des vagues vertes et transparentes. Quand j’étais petite, tu mugissais sous moi, tu me berçais sur ton large dos et tu grondais, furieux. Mais quand je passais la main sur ta crinière, tu t’apaisais dans un murmure délicieux.

« Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !

« Toi qui retournes comme tu veux les barques et les cœurs, donne-moi les beaux navires des naufragés, les navires pleins d’or et d’argent ; donne-moi tes poissons nacrés, tes perles d’opale ; donne-moi surtout le cœur des hommes farouches et des pâles adolescens sur qui tombera mon regard. Car, sache-le, aucun de ces hommes ne se vantera de moi. Je te les rendrai tous et tu en feras ce que tu voudras. A toi seul j’appartiens tout entière.

« Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu ! »

Un jour, après avoir chanté ainsi, Dahut jeta une bague dans les flots. Une lame vint mouiller ses pieds et l’enveloppa jusqu’à la taille.

La ville d’Ys prospéra et devint la plus riche de Cornouailles. Le vieux roi Gradlon vivait au fond du palais et ne sortait de sa mélancolie que pour se plonger dans l’ivresse. Sa fille Dahut gouvernait au gré de ses désirs. L’Océan jetait et brisait par centaines les navires sur ses côtes ; on pillait les richesses ; les survivans du naufrage devenaient esclaves. Les pêches étaient miraculeuses. Le seul dieu adoré à la ville d’Ys était le dieu de Dahut, l’Océan. Tous les mois, on le célébrait par une cérémonie solennelle. Dahut, assise sur le rivage et entourée de la foule, trônait au milieu de bardes qui invoquaient le dieu terrible. Alors on ouvrait l’écluse, et le flot bouillonnant entrait. Lorsqu’on y jetait le filet, on en retirait des rivières de poissons. Pendant ce temps, Dahut distribuait à la foule ces coquillages roses qui passaient pour des talismans. En même temps, ses yeux parcouraient la foule et des pensées troubles y glissaient comme des vagues. Parfois ils se fixaient sur quelqu’un. Alors il semblait à cet homme que le crochet aigu d’un hameçon descendait dans son cœur et qu’une corde tendue par une main savante l’attirait doucement, mais sûrement, vers la fille du roi, qui le guettait. Bientôt il recevait un message de Dahut pour se rendre, la nuit, au château marin.