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Au milieu de cette crise, où il y allait de son existence, le latin littéraire vit s’avancer un nouvel ennemi, plus dangereux que tous les autres : le christianisme.

Pendant longtemps, la religion chrétienne s’était recrutée surtout dans les classes inférieures : aussi la langue vulgaire fut-elle seule admise dans les communautés primitives. Par la force des choses, en face du latin savant qui résumait toutes les gloires du paganisme, le latin populaire fut l’organe du nouveau culte.

Même quand le christianisme devint religion d’état, quand les chrétiens de gouvernement tentèrent de le réconcilier avec la vieille société romaine et que les évêques recommandèrent l’étude des auteurs classiques, l’idiome savant ne put regagner le terrain perdu. Il eût fallu modifier les habitudes prises. Or, pour tous ces hommes de foi et d’action, les préoccupations du beau style devaient rester toujours bien secondaires. Sauf quelques rhéteurs, comme Lactance, ils n’eurent pas pour les lettres ce culte désintéressé qui seul aurait pu sauver la langue littéraire. La pensée des prêtres chrétiens était ailleurs : comme disait Tertullien, il s’agissait de prendre des âmes et non de polir des phrases. Puis, la prédication s’adressait surtout aux gens du peuple : il fallait bien parler leur langage. Dans ses sermons d’Afrique, saint Augustin nous explique comment on procédait. « Souvent, dit-il, j’emploie des expressions qui ne sont pas du bon latin : c’est pour que vous saisissiez bien. » lit il ajoute : « J’aime mieux être rappelé à l’ordre par les grammairiens que de n’être pas compris par le peuple. »

C’est toujours ce souci de l’utilité immédiate qui dominait chez les chrétiens. Traduisaient-ils la Bible ? Ils voulaient la rendre intelligible à tous. De là ces expressions populaires dans les premières traductions des livres saints, même dans celle de saint Jérôme. Ajoutons que dans leur explication des dogmes, dans leurs sermons ou leurs ouvrages d’exégèse, les pères de l’église devaient traiter une foule d’idées abstraites auxquelles était absolument rebelle le latin savant. Pour cela, ils durent se créer un vocabulaire et une grammaire à eux : il fallut bien appeler à l’aide la langue populaire, qui seule était vivante et capable de créations nouvelles. Rien n’est plus décisif, à cet égard, que l’exemple de saint Jérôme. Aucun homme de son temps n’a manié avec autant d’aisance et d’élégance le latin savant. C’était un véritable lettré : il l’a prouvé dans sa correspondance, dans ses vies des saints, dans ses ouvrages historiques. Eh bien ! lisez sa version de la Bible, ses commentaires, ses traités dogmatiques ou exégétiques : ce n’est plus le même homme. Pour rendre toutes ces abstractions si étrangères au génie des classiques, il adopte bon gré mal gré les mots et les procédés du latin populaire. C’était une invincible