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de poix fumeuse dans la nuit. Un terrain bouleversé, sillonné d’étroits canaux d’une eau douteuse aux reflets blanchâtres ; tels les vaisseaux d’un sang anémié dans un corps malade. Au sommet d’un monticule la roue d’une benne se profile sur le ciel lugubrement comme la croix de pierre sur la fosse commune : des milliers d’êtres vivans sont ensevelis là-dessous. Le train roule sur des catacombes ; la voie rend un son sourd et creux ; les gares sont de fragiles et légers édifices en bois.

Quelques hauts-fourneaux en activité vomissent de longues flammes bleuâtres : autant de lampadaires éclairant, de loin en loin, une immense nécropole. Il y a là, tout autour, un grouillement de demi-vie, comme la respiration lourde et le cauchemar inquiet d’une armée qui somnole, agitée, entre deux combats.

Puis quelques cheminées qui dardent des flammes rouges, des forges, des laminoirs, des hauts-fourneaux encore, assis sur la houillère et la mine de fer, et, au pied des hauts-fourneaux, par une petite ouverture, un jet de métal éclatant, de fer en fusion qui s’échappe en lançant des éclairs ; le canal qui serpente tout autour et dont les eaux blanchâtres frissonnent encore du contact de l’ennemi et fument, entre deux rives de débris sans nom.

Des maisons, toujours des maisons, des édifices informes, des silhouettes fantastiques, des dômes percés d’yeux flamboyans. Une fournaise en plein travail rougeoie comme la porte de l’enfer, et alentour des damnés qui s’agitent en remuant d’immenses pièces de métal d’un rouge blanchâtre.

Mais l’immense majorité de ces monstres sommeille, d’un mauvais sommeil de maladie ou de mort : eux aussi vomissaient des flammes il y a quelques mois ; aujourd’hui, ensevelis dans une ombre sépulcrale, ils semblent être le tombeau de milliers de damnés qui ont succombé à la peine.

Au bout, Wolverhampton, un village de cent mille habitans : des rues hideuses, des maisons borgnes ou aveugles, un amas de pierres ou de briques, rien d’une ville. C’est la fin du pays noir.


Le pays noir, en plein jour : un des spectacles les plus étranges qu’il soit donné de contempler. Un pays tout entier (quinze milles de rayon) remué, perforé, déchiqueté, bouleversé ; plus une pierre, une motte de terre en place ; impossible de rêver pareil chaos, un amas plus énorme de choses artificielles. La nature a disparu sous une couche de crasse, de débris innomés ; là-dessus, des habitations misérables, des bâtimens biscornus, éventrés, écroulés et fumans, comme si l’on avait dévasté une capitale immense, et qu’il n’en