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aussi que rien ne s’interpose entre ces images et notre âme, où elles doivent se refléter et se peindre comme dans un miroir sans tache. Notre vie est toujours inquiète, agitée, pleine de soins, et dans notre commerce direct avec la nature, il suffit de peu de chose pour nous ramener à nos affaires. La nature ne se croit pas tenue de faire notre éducation, elle ne nous avertit point, elle ne nous dit pas comme le poète latin à son public : — « Veuillez écouter sans distraction mes acteurs. Bannissez de votre esprit les soucis et les dettes et la crainte importune des poursuites. Nous sommes en temps de fête, c’est fête aussi chez vos créanciers. Ils ne réclament rien de personne pendant les jeux ; après les jeux, ils ne font de remise à personne. Mais à l’heure où je parle, le calme règne, les alcyons planent sur le forum. »

Les plus grands ennemis de nos plaisirs esthétiques sont nos appétits, toujours faciles à exciter, difficiles à distraire, et nos intérêts, que tout nous rappelle. Quand nous sommes en présence des réalités, nous avons peine à oublier qu’elles peuvent être pour nous des causes de bonheur sensuel ou de souffrance. Mais telles que l’art nous les présente et sous la forme qu’il leur donne, elles ne sont plus à notre usage, nous ne pouvons les posséder et nous n’avons aucun sujet de les craindre. Ces réalités, purement représentatives, ne nous inspirent que des passions imaginaires qui ne troublent pas les sens, quelque volupté qui s’y mêle, et ces passions, il est doux de les ressentir même quand elles sont tristes ou terribles. Lorsque j’assiste à un orage en musique, je ne pense pas à me garantir de la pluie et de la foudre, et les alcyons planent sur cette harmonieuse tempête comme sur le forum. Lorsque la beauté d’une femme nous apparaît dans un corps de marbre, ce marbre la protège contre notre désir, qui serait une impiété. Il est vrai que, dans l’art dramatique, les images revêtent des corps de chair, et que souvent les visions du poète intéressent moins que les épaules de la comédienne. Mais s’il vous vient de mauvaises pensées, c’est votre faute : la rampe allumée, la niche du souffleur, le rideau qui se lève et se baisse, tout vous avertit que la scène représente un monde fictif, où les épaules les plus belles, les plus réelles, ne doivent vous inspirer que les sentimens qu’on peut avoir pour une fiction.

Il en est du culte du beau comme de la religion, et des théâtres comme des églises, qui sont souvent profanées. Est-il si rare, comme le disait Massillon, de voir des pécheurs et des pécheresses « choisir les temples et l’heure des mystères terribles pour venir y inspirer des désirs criminels, pour s’y permettre des regards impurs, pour y chercher des occasions et pour faire de la maison du Seigneur un lieu plus dangereux que les assemblées de péché ? »