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Il n’en est pas moins vrai que les églises sont les endroits où les fidèles ont le moins de peine à se recueillir, et on les a bâties à cet effet ; à la rigueur, ils peuvent trouver leur Dieu partout ; ils sont plus sûrs de ne penser qu’à lui en venant le chercher où il demeure. Il ne tient non plus qu’à nous de savourer partout dans sa pureté le plaisir esthétique ; mais on a construit les musées, les salles de concerts, les théâtres pour qu’il y eût des lieux où il ne se fît point d’affaires, où les réalités mêmes ne fussent que des apparences, et où les imaginations pussent apprendre à jouer.

Admettons cependant que Butscha ait l’âme assez contemplative pour qu’il ne se mêle aucune inquiétude de désir aux regards qu’il attache sur les Vénus vivantes d’Arles ou de Valognes, ni aucune arrière-pensée au culte qu’il rend à leur beauté. Admettons au surplus que lorsqu’il se promène dans la forêt de Fontainebleau, il lui soit aussi facile qu’à un paysagiste de transformer en paysage tel site qui lui plaît. Supposons encore qu’il ait autant d’imagination qu’un Titien ou un Théodore Rousseau. Butscha s’abuse étrangement s’il croit que les images sans corps qui flottent dans son esprit égalent en précision celles qu’un grand peintre, par un patient labeur, est parvenu à fixer sur une toile, ou qu’elles expriment aussi nettement le caractère des choses. On ne connaît vraiment le génie d’une langue que quand on l’a parlée et écrite ; on ne connaît vraiment le caractère d’une figure ou d’un paysage que lorsqu’on a essayé de le rendre. Butscha est un lecteur, et il s’en tient le plus souvent aux lectures cursives ; l’artiste a fait des thèmes ; il ne lui suffit pas d’entendre tant bien que mal la langue de la nature, il la parle et il l’écrit.

C’est en travaillant à les réaliser que l’artiste acquiert la pleine conscience de ses images, qu’il les voit s’éclaircir, se nettoyer, s’épurer. Il ne faut pas croire que son œuvre fût déjà entièrement composée dans son esprit avant qu’il commençât de l’exécuter ; ce n’était qu’une ébauche indistincte, un rudiment ; mais au fur et à mesure de son travail, tout se dessine, tout se dégage. On ne prend possession de sa volonté qu’en agissant, on ne possède tout à fait sa pensée qu’en l’exprimant, on ne sait vraiment ce qu’on voulait dire qu’après l’avoir dit.

Le modèle immatériel que l’artiste se propose de réaliser dans son œuvre lui paraît exempt de tout défaut, et il désespère de pouvoir le reproduire sans le gâter, sans le mutiler. Le plus souvent, ce modèle ne lui semble si parfait que parce qu’il est encore vague, indéterminé. Nous prenons volontiers l’indéfini pour la perfection. Exprimer une idée, c’est lui donner un caractère à l’exclusion de tous les autres, et c’est un sacrifice que s’impose notre imagination ; elle y a regret, comme l’avare en dépensant un écu pour se