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refait ; il a des hésitations, des scrupules, et ses perplexités sont des angoisses, ses repentirs sont des tourmens. Quand il contemple son ouvrage, fruit de ses sueurs, et que son ouvrage lui déplaît, il maudit le jour où il vint au monde, il se plaint des entrailles qui l’ont porté. Toute œuvre d’art est née d’une grande joie, et c’est la douleur qui l’a bercée. Qu’importe que les yeux soient secs ! il y a des larmes intérieures plus amères que celles qui coulent sur le visage. Le vrai travail, le seul fécond, est une souffrance ; pour nous posséder nous-mêmes, il faut avoir pâti, et il en est des choses que nous aimons comme des femmes, elles ne sont vraiment à nous que lorsque nous avons souffert par elles et pour elles. — « Le génie, disait Buffon, n’est qu’une grande aptitude à la patience. » Le premier venu retrouve dans les chefs-d’œuvre des grands maîtres ses propres pensées et des images qui l’ont souvent hanté. Ce sont des fleurs toutes semblables en apparence à celles qu’il avait cueillies lui-même sur les chemins de la vie, et pourtant c’est autre chose : en y regardant de plus près, nous découvrons que ces roses ont fleuri sur une croix.

Ce n’est pas tout. S’il est vrai que nous mettons du nôtre dans toutes nos images, qu’elles portent la marque de l’ouvrier, il est encore plus vrai que l’artiste donne à l’œuvre qu’il a patiemment travaillée la forme de son esprit et pour ainsi dire la couleur de son âme. Tout objet se présente à l’imagination sous des aspects multiples et infiniment divers ; d’habitude, ce que nous y voyons nettement, c’est ce que nous aimons voir, car pour connaître, il faut aimer. Réduits à nous-mêmes, à notre propre fonds, nous n’aurions qu’une manière d’interpréter et de comprendre les choses ; mais les grands artistes ayant le don de nous communiquer leurs sensations, il ne tient qu’à eux de nous faire voir le monde de cent façons différentes, et il se fait en nous une multiplication des êtres plus miraculeuse que celle des cinq pains.

« — La manière de voir les arbres, médisait un de nos meilleurs peintres, change deux ou trois fois au moins par siècle, à plus forte raison l’idée qu’on se fait de la figure humaine. » — Les arbres de Corot ne sont pas ceux de Rousseau, et les arbres de Rousseau sont très différens de ceux de Fragonard, de Boucher, de Watteau, de Poussin ou de Ruysdaël. Le sentiment du divin tel qu’il se manifeste ou dans le Parthénon ou dans la Sainte-Chapelle, la femme vue par Michel-Ange ou par Botticelli, par un sculpteur égyptien ou par Corrège, par Rubens ou par Jean Goujon, l’amour senti par Mozart ou par Gluck, la lumière comme la comprenait Rembrandt ou comme l’aimait Véronèse, les rois tels qu’ils apparaissaient à Racine ou à Shakspeare ou à Calderon, — que votre imagination soit une cire complaisante, elle recevra toutes ces empreintes.