Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/496

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autres yeux ; et, dans le printemps qui ne fleurit qu’une fois l’an, vous reconnaîtrez celui qui ne défleurit jamais.

Notre raison, qui prend part à tous nos plaisirs esthétiques, nous avertit qu’il y a dans nos impressions quelque chose de périssable, de caduc, et que l’œuvre d’art, devant être de durée, est tenue de reproduire des images et d’exprimer des sentimens qui méritent de durer. L’artiste est un distillateur ; il a vaporisé par la chaleur, il a condensé par le refroidissement, c’est ainsi qu’il extrait l’essence des choses. Quel que soit son sujet, il le réduit à l’essentiel. Les vrais portraits nous révèlent des âmes et ce qu’il y a de permanent dans une figure dont la physionomie change sans cesse. L’architecture d’une maison de plaisance ne nous apprend rien sur les idiosyncrasies du marquis ou du banquier pour qui elle a été construite ; mais elle représente le caractère de toute une classe d’hommes, leurs habitudes, et tout un genre de vie. Les joies, les douleurs, les colères, les extases, les tendresses exprimées par les mélodies d’un grand musicien nous paraissent dignes d’être immortelles. Les personnages qu’a mis en scène tel grand comique, il les avait rencontrés, étudiés sur le vif ; mais ce sont des souvenirs revus, corrigés, épurés ; l’artiste a pris le van en main, séparé le grain de la paille et nettoyé son aire. L’art, c’est l’esprit des choses. — Et les pâtés de Chardin ! dira-t-on. — Eh ! oui, les pâtés eux-mêmes ont leur esprit, et, rien qu’à les voir, nous sentons bien que ceux des charcutiers ont été mis au monde pour être mangés et ceux de Chardin pour faire rêver nos yeux et pour durer.

Hélas ! ils ne dureront qu’un temps. Les Raphaël poussent au noir, les Murillo s’écaillent, telle fresque du Corrège s’efface de jour en jour, plus de soixante tragédies d’Eschyle ont péri, le Parthénon n’est que la plus belle des ruines, les plus glorieux chefs-d’œuvre de Phidias ne sont qu’un vain souvenir. Les dieux sont jaloux. Quand ils détruisent ce qui vit, nous nous plaignons de leur cruauté, nous ne les accusons pas d’injustice ; mais quand ils se font briseurs d’images, nous les traitons de vandales, et il nous semble que la mort s’attaque à ce qui ne devait jamais mourir. Les grands artistes travaillent pour l’éternité ; tout peintre, tout musicien, tout poète qui n’a pas comme eux l’amour de ce qui dure n’est qu’un artisan.

Nous reprochons à la nature de ne donner à notre imagination que des joies fugitives ; nous lui en voulons aussi de les gâter par de fâcheux accidens. En vain cherchons-nous à prendre le change, à nous faire des illusions sur ses sentimens à notre égard, sur l’intérêt qu’elle nous porte ; elle s’amuse à nous prouver que,