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Mais un cœur bien épris ne se laisse jamais décourager ; le jour où le peintre n’aimerait plus, il ne serait plus peintre.

Aussi la peinture est de, tous les arts, celui où le sujet a le moins d’importance. Boileau a dit :


D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.


Tous les artifices sont vains si le cœur n’est pas pris, si le pinceau ne trouve pas de la volupté à caresser son œuvre. Une nature morte peut être un chef-d’œuvre. Pourquoi ? Parce qu’elle est une œuvre d’amour. Si vulgaires que soient les choses qu’elle représente, nous nous y intéressons comme à un roman ; nous les examinons avec une curiosité émue, comme nous regardons une femme, d’une figure assez ordinaire, dont nous savons qu’elle a inspiré des passions violentes.

Au témoignage de Diderot, Greuze ne commençait, ne finissait rien sans avoir appelé plusieurs fois le modèle, « et il portait son talent partout, dans les cohues populaires, dans les églises, aux marchés, aux promenades, dans les maisons, dans les rues ; sans cesse il allait recueillant des actions, des passions, des caractères, des expressions. » Et pourtant Greuze aimait Greuze encore plus qu’il n’aimait la nature. On sait que Vernet lui dit un jour : « Vous avez une nuée d’ennemis, et dans le nombre un quidam qui a l’air de vous aimer à la folie, et qui vous perdra. — Et qui est ce quidam ? — C’est vous. »

Les grands peintres sont de la race des grands amoureux, capables de s’oublier, de se perdre dans leur passion, et leurs œuvres baignent dans une atmosphère de tendresse. Un tableau est un sentiment traduit par des formes, par des couleurs, et son vrai prix est toujours proportionné à l’intensité de ce sentiment. Il y a cette différence entre le paysage d’un maître et le site dont il s’est inspiré qu’une âme qui s’était donnée a laissé dans tous les objets représentés un peu de sa chaleur. Dans nos entretiens directs avec les choses, nous nous imaginons qu’elles s’émeuvent, s’égaient ou s’attendrissent avec nous. Ici le miracle s’est opéré ; il s’est fait un mariage entre un cœur d’homme et la nature. A la vérité, ce mariage ressemble à celui du doge avec l’Adriatique ; du haut du Bucentaure, il jetait son anneau dans l’onde amère en disant : Despomamus. L’Adriatique n’a jamais su qu’on l’avait si souvent épousée ; mais c’était la plus belle fête de Venise, et la peinture est une des plus belles victoires que l’imagination de l’homme ait remportées sur l’indifférence de l’inconsciente Isis.

La nature est une étonnante musicienne. L’homme qui ne s’est