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nous n’avons pas seulement la joie de nous sentir libres, nous pouvons croire quelques instans que nous sommes complets.

La vie de notre cœur livré à lui-même est une vie de caprice, de désordre. La musique le soumet à la loi de la cadence et du rythme, qu’elle s’est fait enseigner par la nature et qu’elle accommode à ses besoins. Le rythme naturel était l’expression d’une inéluctable fatalité ; dans la musique humaine, c’est une liberté qui se règle. Elle invite les âmes à se mouvoir en mesure, de même que la danse, cet art né d’elle et qui ne saurait se passer de son concours, apprend à l’homme à cadencer ses pas. La sculpture l’habille d’un corps glorieux ; c’est un corps glorieux que la musique donne à ses passions. Ainsi transformées, revêtues de grâce et d’harmonie, il les trouve admirables, dignes d’être immortelles, dignes d’être données en spectacle au ciel et à la terre, et ses yeux et ses oreilles faisant ensemble de continuels échanges de sensations et d’images, ces ombres vivantes le conduisent, le promènent à leur suite dans les pays enchantés où elles ont établi leur demeure. Ce sont des lieux que nous connaissions, ils sont faits de nos souvenirs ; mais ils nous semblent changés : les montagnes sont plus hautes et plus fières, les vallées plus profondes, les rivières plus limpides, plus transparentes, les forêts plus mystérieuses ; les fleurs des prairies sont à la fois plus pâles et plus belles ; les plaines aux contours fuyans, incertains, s’ouvrent sur des horizons plus vastes, imprégnés d’une lumière douce, que les yeux et le cœur boivent avec délices. Ce n’est plus le monde d’ici-bas, ce sont les Champs-Elysées et leurs bois de myrtes, seul endroit où puissent vivre des joies, des tristesses, des amours, des désirs qui ne parlent ni ne crient, mais qui chantent, des ombres qui ne marchent pas, mais qui dansent, dont les larmes, qui n’ont rien d’amer, brillent comme une rosée et dont le sourire est divin. Est-ce vraiment là nos passions ? Nous n’en doutons pas ; c’est mieux que nous, mais c’est nous.

« Il y a des âmes, a dit quelqu’un, qui voudraient être revêtues de l’immortalité sans être dépouillées de leur mortalité, qu’elles aiment encore. » Ce vœu, la musique l’accomplit, et quiconque a le sens de cet art merveilleux peut habiter le paradis aussi souvent qu’il lui plaira. Ce paradis, où nous gagnons tout sans rien perdre, n’est que la terre changée en ciel, ou plutôt n’est que la nature changée en rêve. C’est une grande liberté que le musicien prend avec elle. Mais après tout, peut-il se dire pour mettre sa conscience en repos, que savons-nous ? est-elle vraiment autre chose qu’un songe, qu’une ravissante illusion, que la plus étonnante des fantasmagories ?