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ville. Je tenais à la main un fusil à deux coups. Je le couchai en joue et lui criai : « Je vous tue, si vous faites un pas de plus. » Il s’arrêta. Voulant profiter de l’avantage déjà obtenu, je me précipitai sur l’échelle et par là sur le mur. J’arrêtai la tête de mes gens. J’ordonnai au reste du bataillon de me rejoindre par tous les moyens possibles. Aussitôt qu’il fut réuni, j’envoyai deux compagnies occuper le pont sur le Duero. Je me rendis, avec le reste de mon monde, sur la grande place, nettoyant au fur et à mesure les rues transversales à coups de fusil. J’envoyai en même temps ouvrir les portes à la cavalerie et à un bataillon du 45e qui arrivait avec le général D… La cavalerie entra de suite, traversa la ville et le pont du Duero et se mit à la poursuite des fuyards.

Les défenseurs de Zamora étant, pour la plupart, vêtus en paysans et sans uniformes, s’étaient bornés à jeter leurs fusils dans le fleuve en passant le pont ; mais en prenant la fuite, ils avaient fait preuve d’une mauvaise conscience. Ils furent atteints dans la plaine par la cavalerie et généralement sabrés.

J’eus la satisfaction de voir, après l’avertissement que j’avais donné à l’un de leurs chefs, mes soldats rester à leur poste, tandis que ceux amenés par le général D… commirent des excès de toute sorte jusque sous nos yeux[1].

  1. On ne peut nier que les Français, et plus encore leurs alliés, Allemands, Hollandais, etc, aient commis des excès en Espagne. Le vin, si abondant dans ce pays, a un grand attrait pour les peuples du Nord ; les Anglais sont tombés dans le même piège, la correspondance de Wellington en fait foi. Nos excès s’expliquent, jusqu’à un certain point, par l’attitude des habitans à l’égard des vainqueurs. En abandonnant les fermes, les maisons, les villages ; en détruisant les vivres, en coupant les communications, en attaquant les convois, les Espagnols avaient rendu, dès le début, la maraude nécessaire ; et la maraude conduit généralement au pillage et à l’indiscipline. La maraude ne recherche que les vivres et les fourrages ; mais les hommes qui la pratiquent peuvent être tentés, quand ils trouvent des maisons abandonnées encore pourvues de leurs meubles. On en emporte au camp voisin, et le pillage commence. S’il fait froid, on brûle les portes, les fenêtres, les meubles, et on détruit pour brûler. Le pillage commence par en bas ; il remonte dans les divers degrés de la hiérarchie et atteint quelquefois les plus élevés, ceux où l’on dispose de plus larges moyens de transport. Depuis bien longtemps, et dans toutes les armées, on a considéré une maison abandonnée par ses habitans comme une épave, comme un navire que son équipage a laissé au gré des flots et qui appartient à ceux qui peuvent le ramener au port. Napoléon a fait de grands efforts pour combattre le pillage ; il disait à ses généraux : « Ne pillez pas, je vous donnerai plus que vous ne pourriez prendre. » Et, en leur distribuant ses conquêtes, il leur a beaucoup donné. Cependant, il a signalé à Sainte-Hélène, parmi ses maréchaux, ceux qu’il appelait des déprédateurs. C’est là un des maux qu’engendre la guerre ! Mais, tout en reconnaissant que le vice a existé, il faut se méfier des calomnies et se défendre des exagérations. Au milieu des colères et de l’indignation qu’avait soulevées la capitulation de Baylen, on avait osé dire que le général Dupont et ses lieutenans avaient capitulé pour sauver les richesses que contenaient leurs fourgons. Heureusement pour eux, cette capitulation ayant été violée par les Espagnols, ces fourgons furent arrêtés, ouverts, pillés, et il fut manifeste, pour les Français comme pour les Espagnols, que les fourgons de ces généraux ne contenaient rien de suspect. S’il y a eu des pillages en Espagne, on peut cependant affirmer que la grande majorité des Français en est revenue les mains absolument nettes. (P. V. R.)