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III

Ce n’est pas à dire assurément que l’enseignement spécial, tel qu’il sortit des mains de M. Duruy, fût parfait : il était naturel que l’expérience révélât quelques défauts dans une création presque improvisée. La machine était à peine en marche qu’on s’aperçut qu’en certains endroits elle avait besoin d’être réparée. L’école de Cluny ne rendit pas tous les services qu’on attendait pour assurer un bon recrutement des professeurs et maintenir le niveau des examens. La cohabitation des élèves de l’enseignement spécial et de l’enseignement classique, dont on espérait de si bons résultats, produisit au contraire des effets fâcheux. Le nouveau-venu fut regardé par l’ancien possesseur comme un hôte suspect[1] qui venait vivre à ses dépens et se glissait chez lui pour le dépouiller. Le diplôme de fin d’études, qui ne menait à rien, ne tenta presque personne. Le soin qu’on avait pris de ne pas lier fortement les diverses années entre elles pour que, si l’on était pressé, on pût s’arrêter en route sans trop de dommage, favorisa les désertions. On prit l’habitude de quitter l’école après la seconde ou la troisième année. C’est à peine si quelques élèves d’élite, un cinquième tout au plus, persistaient jusqu’à la fin.

Mais voici un inconvénient plus grave et dont le remède était plus malaisé à trouver. On était parti de ce principe qu’il faut que chaque classe de la nation puisse recevoir l’éducation la mieux appropriée à ses besoins et à ses goûts, et, dans cette pensée, on avait cru devoir fonder un enseignement intermédiaire entre l’école primaire et le collège classique. Rien de plus juste : c’était un vide qu’il fallait remplir. Seulement, la distance qui s’étend des métiers manuels aux professions libérales est très grande. En réalité, ce n’est pas une seule classe d’hommes, mais plusieurs, qui peuplent l’intervalle. Il y a là des couches superposées, qui sont très différentes les unes des autres. Si l’on prend les deux termes extrêmes, d’un côté ce qui confine à l’ouvrier, de l’autre ce qui touche à l’avocat et au médecin, on se trouve dans des mondes qui se ressemblent fort peu, et il est difficile que l’éducation qui convient aux uns puisse tout à fait suffire aux autres. La loi de M. Duruy avait la prétention de les contenter tous à la fois ; de là certaines contradictions qui sont visibles dans la loi elle-même ou dans les actes législatifs qui l’accompagnent. Cet

  1. L’expression est de M. Gréard, dans son mémoire sur l’enseignement spécial, lu au conseil académique de Paris, en 1881. Je me suis beaucoup servi de ce mémoire qui contient des renseignemens très précieux.