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et encouragerait l’audace chez les hommes disposés à le braver. Telle a été la situation, en Suisse, dans la période dont nous sortons ; aussi le renouvellement des pouvoirs a-t-il eu lieu, en général, à brève échéance.

Or, maintenant que les citoyens sont directement consultés sur l’œuvre des hommes qu’ils chargent de gérer, ad referendum, la chose publique, que rien ne se décide sans leur assentiment, qu’ils peuvent faire entendre leur voix à toute heure et donner des leçons en même temps que des ordres, l’autorité des corps publics est considérablement amoindrie, leur faculté de méconnaître le vœu du pays fort restreinte, et, partant, la nécessité de les appeler à venir se retremper souvent dans le baptême populaire, moins urgente. Dans le canton de Genève, où les pouvoirs législatif et exécutif étaient nommés alternativement pour une durée de deux ans, un projet de loi tendant à prolonger leur mandat à chacun d’une année vient de trouver un accueil favorable auprès de la législature et du peuple lui-même. Il nous paraît difficile de ne pas voir là une évolution nécessaire.

Nous ne pousserons pas plus loin notre exploration dans le domaine de l’avenir. Mais, de tout ce qui précède, il résulte, on en conviendra, cette impression très nette que, depuis l’année 1848, âge d’or du régime représentatif, la démocratie suisse a parcouru un chemin considérable.

Nous nous sommes parfois demandé ce qu’eût pensé l’illustre et chimérique auteur du Contrat social s’il lui avait été donné d’assister à l’évolution que nous avons sommairement retracée. On sait quelle aversion il nourrissait à l’égard du système représentatif : — « À l’instant qu’un peuple se donne des représentans, écrivait-il avec son outrance habituelle, il n’est plus libre, il n’est plus. » Et, ailleurs : — « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. »

La logique lui commandait dès lors de remettre le gouvernement de l’État au souverain lui-même. Mais il y a impossibilité matérielle à transformer les citoyens de nos sociétés modernes en une assemblée siégeant en permanence sur le Pnyx ou le Forum. « On ne peut imaginer, reconnaît-il lui-même, que le peuple fût incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques. » Faute de réussir à organiser le pouvoir populaire, il échoue dans le plus effroyable absolutisme gouvernemental, en admettant, contre toute vraisemblance, que l’intérêt général se confond avec l’intérêt individuel et qu’il le protège, même quand il semble faire le contraire.

Nous ne saurions nous empêcher de croire que Rousseau aurait