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Molière, ni Bossuet ni Racine, si Descartes n’avait existé. C’est faire trop d’honneur à ce génie chagrin et singulier, qui peut-être n’a manqué de rien tant que de bon sens, à moins encore que ce ne soit de l’expérience de la vie, et du sentiment de la réalité. Pas un de nos grands écrivains du XVIIe siècle n’a vraiment subi la domination de Descartes, et quand Descartes est devenu, trente ou quarante ans après sa mort, le maître des esprits, il y avait longtemps que tous ceux dont on fait ses disciples, arrivés eux-mêmes au terme de leur vie, s’étaient formés à l’école d’une autre philosophie que la sienne. L’influence du cartésianisme au XVIIe siècle est l’une des inventions, l’une des nombreuses erreurs dont Victor Cousin a jadis infesté l’histoire de la littérature française ; — et je le montrerais, si je ne l’avais déjà fait[1].

Mais pour Bossuet, s’il semble quelque part être cartésien, ce n’est précisément que dans son Traité de la connaissance de Dieu ; et, là même, ce que l’on veut qu’il doive à Descartes, c’est à saint Thomas, ou à saint Anselme, ou à saint Augustin qu’il l’emprunte, quand il ne le tire pas de son fonds. J’en pourrais produire, si c’en était ici le lieu, de notables exemples. Et comment, en vérité, n’abonderaient-ils pas, si Descartes s’est moqué de nous avec sa prétention de faire en lui table rase de tout ce qu’il devait à l’enseignement de ses maîtres ? Quand au surplus on épiloguerait sur ce point, et quand on établirait que ce que, saint Thomas ou saint Anselme avaient dit avant lui, Descartes, dans son poêle, l’a réinventé, il serait toujours vrai que ni la théologie, ni la morale, ni l’histoire, ni la politique, qui sont toute la philosophie de Bossuet, n’ayant de place dans celle de Descartes, Bossuet, cartésien par accident ou par occasion, dans celui de ses ouvrages dont les destinées l’ont le moins occupé, ne l’est pas dans les autres. Qu’y a-t-il de cartésien dans le Discours sur l’histoire universelle, ou dans l’Instruction sur les états d’oraison, ou dans la Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte ? Et, cependant, la question de savoir quel est le fondement du droit des peuples ou du titre des rois ? ce que c’est que l’amour ? ou encore s’il s’exerce une action de Dieu sur le monde, sont-ce ou non, — je le demande aux philosophes eux-mêmes, — des questions de philosophie ?

J’insisterais, si dans une lettre qu’on ne connaît, il est vrai, que depuis une quinzaine d’années[2], Bossuet en personne, avec une franchise entière, ne s’était expliqué sur Descartes. C’était en 1689, et Huet, l’évêque d’Avranches, qu’on lui avait jadis associé dans l’éducation du dauphin, venait de publier sa Censure de la

  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1888 : Jansénistes et Cartésiens.
  2. Correspondance et œuvres inédites de Bossuet, publiées par l’abbé Guillaume. Bar-le-Duc, 1877 ; Contant-Laguerre.