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Le prince sentait venir l’orage, mais malgré l’échec qu’il avait essuyé en Suisse l’année précédente, il n’éprouvait aucune inquiétude. La plus grande erreur des hommes d’État est de croire à l’éternelle efficacité de la méthode qu’ils ont adoptée ; tous les moyens humains finissent par s’user, et, les circonstances ayant changé, on se perd par les mêmes démarches qui vous avaient plus d’une fois sauvé. C’est l’éternelle ironie de l’histoire. M. de Hübner n’avait pas encore quitté Vienne quand on y apprit la chute de la monarchie de juillet. Le chancelier n’en parut que médiocrement ému ; son imperturbable confiance, son olympienne sérénité ne se démonta point. Deux semaines après, une révolution éclatait à Vienne, et celui qui avait tenu si longtemps dans ses mains tous les fils de la diplomatie européenne en était réduit à rentrer brusquement dans la vie privée. De son côté, M. de Hübner, à peine arrivé en Italie, s’apercevait qu’on l’y avait envoyé trop tard, que le temps des négociations était passé, que c’était aux épées de prendre la parole.

Heureusement, il avait déjà cette vive curiosité qui l’a conduit depuis jusqu’au bout du monde, et les curieux se distraient bientôt de leurs chagrins. Il avait pris l’habitude d’écrire chaque matin son journal. C’est ce journal qu’il vient de publier, non sans le retoucher un peu et en y ajoutant tout un chapitre rédigé l’an dernier à Corville-House. On ne se résout pas facilement à livrer au public, sans y changer un mot, sans rien donner à ses repentirs, des pages qu’on a écrites il y a quarante-deux ans. C’est de tous les courages le plus rare et, à vrai dire, le plus inutile[1].

M. de Hübner persiste à croire, aujourd’hui encore, que M. de Metternich a été fort calomnié et que l’administration autrichienne a procuré à l’Italie de longues années de prospérité, d’ordre et de paix. En 1849, le prince lui disait à Richmond : — « J’ai toujours pensé que les questions sociales devaient avoir le pas sur les questions politiques. Depuis 1815, je ne me suis plus occupé de politique. » — Il entendait par là qu’il avait toujours accordé la première place aux intérêts matériels des peuples. Il les regardait comme des troupeaux que leurs propriétaires doivent s’appliquer à engraisser et à maintenir en santé ; il pensait que le bonheur auquel ils ont droit est celui d’un bœuf de labour, que son maître ne maltraite que lorsqu’il donne de la corne, et auquel il est bon d’assurer, autant qu’il est possible sans trop se déranger, une litière fraîche, une étable passablement tenue, un râtelier bien fourni.

Il est certain que sous le régime autrichien, la Lombardie ne dépérissait point, qu’une administration probe, régulière, exacte, si lentes que fussent ses allures, si lourde que fût sa main, était plus protectrice que tracassière à l’égard des petits, et que dans les états sur lesquels l’Autriche étendait son bras tutélaire, le peuple, tout compté,

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