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Comme les métiers et les industries, les beaux-arts leur parurent une manifestation du génie humain dont les antiques divinités jalouses avaient le droit de s’offenser ; elles n’admettent pas qu’on change rien au monde qu’elles ont fait. Ici encore ils sauvèrent leur audace en l’abritant sous un auguste patronage. C’étaient les Charités, filles de Zeus et d’Eurynome, c’étaient les Muses, filles de la déesse du souvenir, qui avaient voulu que l’homme embellît sa vie et son esprit en jouant avec les choses qu’il aime comme avec celles qui l’inquiètent, avec ses frayeurs comme avec ses espérances, avec ses tristesses comme avec ses joies, avec les événemens, avec sa destinée, avec son moi et même avec les dieux qu’il adore. Désormais, il était en règle et à couvert de tout reproche ; une loi de grâce avait remplacé la loi de rigueur, et il disait : « Un dieu le veut. » L’architecte put, en sûreté de conscience, la règle et l’équerre en main, imiter en les renforçant les grands effets que produisent sur une imagination vive les formes du ciel et de la terre, les forêts, les montagnes et les courbes des fleuves. Le musicien bâtit des architectures de sons, et débrouillant les bruits confus, il les fit servir à rendre tous les bruits de l’âme. Le sculpteur tailla le marbre et en tira des figures qui semblaient vivre et mériter de vivre toujours. Le peintre apprit à montrer ce qu’il voyait, ce qu’il sentait, et à mêler dans ses représentations son cœur à l’esprit des choses. Le poète se permit de considérer l’homme comme un grand spectacle, comme un être unique, qui fait honneur au monde en lui racontant ses gloires et ses misères.

Tous les commencemens sont humbles. A l’origine, les Charités ou les Grâces furent adorées sous la forme de trois pierres qui passaient pour être tombées du ciel. Dans le langage de la mythologie ces pierres venues d’au-delà des nuages sont toujours le signe d’une détente, d’un relâchement dans les rigueurs divines ; elles annoncent à l’homme que les puissances célestes, devenues plus clémentes, daigneront frayer avec lui et se plaire dans les maisons qu’il leur a bâties. Plus tard, on se représenta les Charités sous les traits de nymphes souriantes, toujours en joie et en danse, aussi fraîches que le printemps, aux yeux aussi limpides que les sources où elles aimaient à se baigner, et on leur donna pour attributs le myrte, fleur d’amour et de délivrance, et les dés, symbole du jeu. Les Grecs, qui les avaient créées, entendaient les garder pour eux, comme leurs patronnes particulières, et il y a beaucoup de peuples qui jamais n’en furent ni n’en seront visités. Et pourtant il n’en est point de si grossier, de si sauvage, qu’il n’ait connu au moins les premiers rudimens de l’art : tant est inné au cœur de l’homme le double besoin de réduire les choses réelles à l’état de