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d’améthystes et de saphirs. Ce sont des histoires invraisemblables que la nature se raconte à elle-même. Elle a son fantastique, et comme elle, alors même qu’ils ne s’occupent ni des anges, ni des goules, ni des génies, tous les arts ont leur merveilleux. Encore un coup, c’est une merveille qu’une toile qui représente une tempête furieuse et dans laquelle il n’y a pas une feuille qui bouge. C’est une merveille qu’une Eve qui a échangé sa chair contre un corps de marbre ; elle a cueilli sa pomme, elle se demande si elle la mangera, et elle vivra des siècles sans la manger et sans la laisser tomber. C’est une merveille qu’une princesse mourante dont l’agonie parle en vers alexandrins. C’est une merveille que des événemens à qui il a fallu dix ans au moins pour s’accomplir et qui se passent en trois heures. C’est une merveille que des hommes et des femmes qui, comme l’ombre d’un arbre réfléchie par un ruisseau, n’existent pas et ont l’air d’exister. Dans les chefs-d’œuvre de la poésie ou de la peinture, les moindres détails sont pris du vrai, et il y a partout du merveilleux, et en vérité, l’œuvre d’art la plus réaliste est un conte de fées puisque tout s’y trouve à sa place et que tout y arrive en son temps, sans compter que l’auteur s’exprime quelquefois par métaphores et que toute métaphore est un mensonge.

Mais s’il y a des conventions nécessaires, il en est d’inutiles, il en est même de nuisibles. Dans le temps où les dessinateurs d’atlas y regardaient de moins près qu’aujourd’hui et sacrifiaient souvent l’exactitude à l’élégance, on fit observer à un cartographe qu’il avait sensiblement exagéré la courbe que décrit un fleuve d’Afrique. « C’est possible, répondit-il ; avouez pourtant que cela fait bien mieux ainsi. » Voilà une beauté de convention, mais le plus souvent, le convenu est quelque chose qui fut vrai jadis et qui ne l’est plus ; c’est l’application inintelligente d’un procédé excellent en soi, mais perverti par l’usage inopportun qu’on en fait, c’est une routine, une coutume irraisonnée, qui devient un joug, une tradition superstitieuse, un fâcheux héritage. À l’origine, l’artiste s’inspirant encore du grand texte de la nature, qu’on ne saurait trop étudier, tout dans son œuvre avait du caractère et concourait à l’expression. Il avait appris de celle qui ne se trompe et ne ment jamais ce que signifient des lignes qui montent ou descendent, divergent ou convergent, s’accordent ou se contrarient. Qu’il ciselât un bijou, confectionnât un collier ou façonnât un vase, selon ce qu’il voulait dire, il choisissait les signes les mieux adaptés à son idée. Mais dans les âges de décadence, comme s’en est plaint éloquemment Semper dans son beau livre sur les arts décoratifs, on ne fut plus le texte, on s’en tint aux gloses, qu’on interpréta de travers ;