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Comme l’architecture, la musique a trop souvent payé tribut aux beautés convenues, et le réalisme lui a rendu d’inappréciables services en l’affranchissant de ses routines, en brisant les vieux moules, en faisant la guerre aux coupes et aux rythmes artificiels, aux banalités insipides, aux fioritures déplacées et aux fades vocalises. Lord Chesterfield écrivait à son fils : « Quant aux opéras, ils sont en vérité trop absurdes, trop extravagans pour que je vous les recommande. Je les considère comme un spectacle magique, inventé pour divertir les yeux et les oreilles aux dépens du bon sens ; et des héros, des princesses ou des sages qui chantent, riment et tintamarrent me font éprouver la même impression que si je voyais les collines, les arbres et les bêtes danser aux sons irrésistibles de la lyre d’Orphée. Quand je vais à l’Opéra, j’ai soin de laisser ma raison à la porte avec ma demi-guinée. » Cependant ce même lord Chesterfield goûtait passionnément le Roland furieux de l’Arioste, « très ingénieux mélange, disait-il, de mensonges et de vérités. » Apparemment les opéras qu’il avait entendus n’étaient que de purs mensonges, si grossiers ou si puérils ou si invraisemblables qu’il aurait craint de déshonorer sa raison en ayant l’air d’y croire.

« On ne peut jamais faire un bon opéra, avait dit Boileau dans sa sagesse souvent un peu courte, parce que la musique ne saurait narrer, que les passions n’y peuvent être peintes dans toute l’étendue qu’elles demandent, que d’ailleurs elle ne saurait souvent mettre en chant les expressions vraiment sublimes et courageuses. » Il ne tient pourtant qu’aux compositeurs de prouver aux oreilles qui ne sont pas ennemies de leurs plaisirs que, si la musique est incapable de narrer, elle a le pouvoir de peindre les passions dans toute leur étendue, avec une intensité de coloris qu’aucun autre art ne saurait leur donner, que, loin de rester en deçà de la parole, elle en est l’éternel au-delà, qu’il n’est pas d’expressions « sublimes et courageuses, » qui n’aient leur équivalent dans sa langue et sur lesquelles, s’il lui plaît, elle ne puisse renchérir. « J’ai voulu, écrivait Gluck dans la préface d’Alceste, renfermer la musique dans ses vraies attributions, qui consistent à rehausser la poésie par l’expression, sans interrompre l’action et sans la refroidir par des ornemens inutiles et superflus. Je n’ai pas voulu qu’un acteur s’arrêtât, ni au moment le plus intéressant du dialogue pour entendre une ennuyeuse ritournelle, ni au milieu d’un mot et sur une voyelle favorable pour lui donner l’occasion de faire parade, dans un long passage, de l’agilité de sa voix. » Gluck rapportait, sacrifiait tout à la vérité dramatique, et c’est bien de lui que Diderot aurait pu dire : « Écoutez ce chant ; vous verrez si la ligne de la mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne