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sujette à mille accidens, la vie est un désordre. C’est ainsi du moins qu’en jugèrent les hommes durant des centaines de siècles, et ils pensaient que leurs divinités en devaient juger de même, qu’à leurs yeux un être qui se permet de vivre, de vouloir, prend une grande et scandaleuse liberté et se met hors du droit commun, qu’elles souffrent cet insolent désordre sans s’engager à le souffrir toujours, que partant ce monde n’existe que par tolérance, en vertu d’une concession perpétuellement révocable. Après cela, pouvait-on, sans lui manquer, donner à un dieu la forme de ce qui vit ?

L’artiste finit par oser, et d’audace en audace, il prêta à l’invisible la figure d’une plante, puis d’une bête, et enfin de l’être aux courtes pensées, qui, fier de sa raison, se trace à lui-même son orbite, et dont la vie n’est souvent qu’un long égarement. Par un reste de pudeur, il voulut d’abord que cette face divine fût impassible, muette et mystérieuse, jusqu’à ce que, s’enhardissant de plus en plus, il la rendît expressive et lui fît dire des choses que les hommes comprennent et qu’ils se dirent à eux-mêmes. Grâce au sculpteur, les maîtres du ciel étaient devenus des habitans de la terre, et l’être aux courtes pensées pouvait causer avec ses dieux, qui lui répondaient quelquefois. Ce n’étaient pas des rois de théâtre, ils avaient un exquis naturel, et pourtant il y avait en eux quelque chose qui tenait les cœurs à distance, et si les peuples, en levant les yeux sur leur visage, se souvenaient de leur légende humanisée déjà par la poésie, ils ressentaient aussi ce qu’on éprouve en contemplant les espaces célestes, la mer immense et la fierté des montagnes. Ce prodige ne s’est accompli qu’une fois ; la religion grecque pouvait seule avoir des Phidias et des Praxitèle.

Dans la Grèce antique, ce fut la sculpture qui prit à tâche de naturaliser ici-bas le surnaturel ; dans le monde chrétien, la peinture s’appliqua à remplir le même office, elle se chargea de cette périlleuse mission, et tour à tour elle eut les mêmes perplexités et les mêmes audaces. L’art byzantin n’avait connu que des dieux sombres, terribles, dont la fonction propre était de menacer et de juger, et dont la triste maigreur semblait reprocher aux hommes tout ce qu’ils donnent à leurs sens. Ces dieux farouches, qui maudissent la vie et ses joies, eussent été souillés par le contact des choses de la terre ; pour écarter d’eux tout voisinage impur, on les représentait sur un fond d’or, emblème du ciel inaccessible du haut duquel ils nous voient et nous condamnent.

L’Italie commença par copier servilement Byzance ; mais elle s’affranchit par degrés, et un événement survint qui l’y aida. Un homme extraordinaire conçut le projet de ressembler parfaitement