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tu es né merle ; siffle-nous ton air. La voix de la linotte ne vaut pas la tienne ; mais quand elle chante l’air que la nature lui enseigna, elle nous révèle ce qui se passe dans le cœur d’une linotte, et c’est là ce qui nous intéresse. » La vérité d’impression et de sentiment, la parfaite bonne foi, voilà le don suprême. Lorsqu’elle vient à manquer, l’artiste n’est plus une âme qui parle à la nôtre ; il n’est qu’un airain qui sonne, qu’une cymbale qui retentit, et si retentissante que soit cette cymbale, il n’y a rien dans notre cœur qui lui réponde.

Le germe de toute œuvre d’art est toujours une impression ; mais pour qu’elle fournisse à l’artiste un sujet, il faut que l’étude, la méditation, le rêve, l’aient fécondée. Ce sujet, après avoir beaucoup médité, beaucoup rêvé, il croit enfin le tenir ; alors commence le dur labeur. Avant que le fer rougi ait reçu sa forme, le marteau doit causer longtemps avec l’enclume. Certains sujets sont plus faciles à maîtriser, à dompter ; mais ils résistent tous. C’est la bataille de l’artiste ; comme Jacob, il se bat corps à corps avec un mystérieux inconnu, dont il a juré d’avoir le secret et de conquérir les bonnes grâces, et il lui dit : « Je ne te laisserai point aller que tu ne m’aies béni ! » Ici encore se manifeste sa personnalité ; chacun a sa méthode de combat, qui révèle son caractère. Les uns sont de la race des fiers, des superbes, qui aiment à vaincre de haute lutte ; d’autres sont des débonnaires, dont la patience et la douce obstination font des miracles. Celui-ci est un de ces violens qui ravissent le royaume des cieux, celui-là est un de ces rusés qui, fertiles en stratagèmes, enlèvent les places par surprise. Il en est qui ont la prudence du serpent ; ils multiplient les précautions, ils prennent toutes leurs sûretés. D’autres ont la simplicité de la colombe ; ils se fient aux inspirations de leur cœur, ils n’entendent malice à rien, et souvent la nature se rend avec moins de résistance à ces innocens : elle se reconnaît en eux, et ils lui plaisent parce qu’elle les trouve aussi naturels qu’elle-même.

Chaque artiste a sa façon de sentir, chaque artiste a ses procédés, et comme l’imagination qui enfante les œuvres d’art n’est qu’une raison qui joue, chacun aussi a sa manière propre d’envisager et de concevoir le monde, de raisonner et de jouer. Ce n’est pas qu’un architecte, un musicien, un poète soient tenus d’étudier la métaphysique ; mais après avoir beaucoup senti, le véritable artiste a beaucoup réfléchi et il s’est souvent appliqué à chercher le général dans le particulier. Il a sa philosophie des choses, sa sagesse propre, conforme à son tempérament, à son tour d’esprit, aux circonstances de sa vie, aux événemens heureux ou malheureux qui ont le plus influé sur l’idée qu’il s’est faite de lui-même et de l’univers. Que sa sensibilité s’émousse, que sa fibre s’endurcisse,