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des créations de l’esprit, mais les plus admirables sont celles dont on pourrait croire que c’est la nature qui les a faites ou qu’elles se sont faites toutes seules.

Cette maîtresse souverainement sage, qui a des règles et point de routines ni de manière, s’entend seule à discipliner les talens sans les contraindre ni les asservir. Si elle leur enseigne la loi, elle les met en garde contre les vaines superstitions, elle les soustrait à la tyrannie du convenu. Mais ce n’est pas seulement le talent de l’artiste qu’elle émancipe, c’est son esprit. L’artiste est un libérateur ; il nous affranchit des troubles, des inquiétudes que nous cause la nature, et c’est la nature qui l’a affranchi lui-même. Il a pénétré si avant dans son intimité qu’elle ne l’inquiète plus ; quand il semble l’arranger, il nous la montre telle qu’il la voit ; il ne se laisse plus abuser par ses apparens désordres, et il lui sait gré d’être immense, parce que cette immensité, à laquelle il mesure tout, l’aide à trouver petites beaucoup de choses qui paraissent grandes au commun des hommes. Les dogmes, les partis, les sectes, les formules, tout ce qui nuit au jeu libre de l’esprit est funeste à l’art. La nature n’a jamais dogmatisé ; ses oiseaux, ses fleurs ne catéchisent ni ne prêchent ; son soleil luit sur les boucs comme sur les brebis, sur les orties comme sur les roses, sur les erreurs comme sur les vérités. En vivant sans cesse avec elle, l’artiste sent son cœur s’élargir, ses entrailles se dilater ; comme elle, il devient plus grand qu’un système, plus souple qu’une doctrine, et si tenaces, si obstinées que puissent être ses préférences et ses antipathies, il acquiert la faculté de comprendre ce qu’il n’aime pas, de s’intéresser à ce qu’il méprise.

Que le poète soit chrétien, juif ou musulman, protestant ou catholique, dévot ou philosophe, libéral ou absolutiste, royaliste ou républicain, le poète est avant tout poète, et si sa muse l’ordonne, il scandalise les sectaires par ses généreuses inconséquences. Lucrèce l’épicurien, qui faisait profession de ne croire qu’aux atomes, n’a pas laissé d’invoquer Vénus, souveraine des mondes, et c’est elle qui, touchée de sa prière, a répandu à pleines mains sur ses vers les grâces qui ne vieillissent jamais. Milton était un puritain, et plus que personne il a glorifié Satan, en le revêtant d’une sinistre beauté. Dante a su concilier avec la foi d’un humble disciple de saint Thomas d’Aquin les hérésies d’un grand cœur. L’art vit de sympathie ; c’est par là qu’il est une grande école d’humanité. Les civilisations, les mœurs, les lois, les cultes, les philosophies se transforment, la face du monde se renouvelle, et les chefs-d’œuvre de l’architecture, de la statuaire, de la poésie survivent aux sociétés qui les ont vus naître et qui les avaient