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prêche-t-il une conduite plus politique, il répond que la révolution de 1772 a été préparée pendant une répétition d’opéra. Comme Marie-Antoinette, il a aussi le goût du jardinage, et ils échangèrent les plans des paysages et des fabriques de Drottningholm et de Trianon[1].

Voir exécuter devant soi et pour soi les plus belles choses du monde ne remplace pas toujours le plaisir de les faire soi-même ; aller aux spectacles de Paris, avoir sans cesse à Versailles, Choisy, Fontainebleau les deux Comédies, ne suffisait pas à la reine qui depuis longtemps caressait le rêve de devenir elle-même actrice, et parvint à arracher le consentement du roi. Cette fureur de dissipation inspire les plus sérieuses alarmes à Marie-Thérèse, tenue au courant par la correspondance secrète de son ambassadeur, le comte de Mercy-Argenteau, qu’elle a placé à Paris comme mentor et attentif observateur de sa fille. Le diplomate s’acquitte avec tact de sa mission, mais il a beau atténuer, employer les euphémismes les plus subtils, il ne peut dissimuler la surprise pénible que lui inspire cette reine de vingt ans, qui se met en avant sans le roi, va en cabriolet, aux chasses du bois de Boulogne, court les bals de l’Opéra en compagnie du comte d’Artois, de Monsieur, de jeunes seigneurs turbulens et libertins, passe ses soirées chez Mme de Guéménée, « un vrai tripot où règne un air de licence et de mauvais ton, » installe elle-même à la cour, au mépris des ordonnances, une banque de pharaon où l’on ponte trente-six heures de suite jusqu’au matin de la Toussaint. « La reine, écrit Mercy, a de l’esprit, de la pénétration, du caractère et des grâces infinies, mais l’emploi de si grands avantages n’est pas à beaucoup près tel que je m’en étais flatté et que je devais m’y attendre. » Quant à l’impératrice, elle ne prend pas le change, elle écarte les complimens et va droit à la plaie saignante. Il semble que dès le début elle ait le pressentiment du terrible avenir : « Ma fille court à grands pas vers sa ruine ; trop heureuse encore si en se perdant elle conserve les vertus dues à son rang… Ce n’est pas l’épithète de bon, mais de pauvre homme dont elle a régalé son époux. Quel style, quelle façon de penser ! » Sa fille lui adresse-t-elle un portrait où on l’a peinte avec la parure qu’elle affectionnait en 1775, la tête chargée de plumes larges et hautes, Marie-Thérèse répond un peu rudement : « Au lieu du portrait d’une reine de France, j’ai reçu celui d’une actrice. » Au reste, elle ne se dissimule point le peu d’effet des conseils de Mercy : « Comme elle n’est guère susceptible de réflexion, la conviction ne saurait non plus opérer sur son esprit,

  1. De son côté, lorsque la reine dut garder la chambre pour ses premières couches, on dressa en face de sa porte un théâtre qu’elle pouvait voir de son lit.