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par l’âge. « Voici, dit le saint, j’ai converti toute l’Irlande et je suis devenu vieux. Mes membres s’engourdissent, mes yeux commencent à s’obscurcir. Prends ta harpe, Brigitte, pour qu’à tes chants je retrouve un rayon de lumière, avant de trouver le soleil qui ne s’éteint pas. » Brigitte répondit : « Assez longtemps j’ai chanté. J’ai affranchi des milliers de sœurs, mais ma harpe ne me console plus. Mon âme est triste ; car tu as condamné mon père Dubtak et les vieux héros qui dorment sous les pierres sacrées aux limbes éternels. » Patrice sourit tristement et dit : « Le temps est venu ; je m’en vais vers eux. Adieu, ma fille ! » Quand Brigitte leva la tête, le saint avait disparu. Alors elle se mit à pleurer et dit : « Pourquoi lui ai-je refusé son désir ? Pourquoi n’ai-je pas su consoler à sa dernière heure celui qui m’a consolée ? Car je sens que je ne le verrai plus. Nous avons donné notre vie pour les autres, et tous deux nous mourrons seuls ! J’ai soif des plages où il n’y aura point de séparation, où les cœurs comprendront les cœurs, où les regards saturés de lumière assouviront les regards ! »

Patrice disparut sans trace dans une des îles où il avait coutume de se retirer. Comme celui du grand druide, son tombeau demeura inconnu. A quelque temps de là, Brigitte fit un rêve. Elle vit saint Patrice assis à côté de son père Dubtak dans une barque légère comme l’arc de Diane. Ossian et Finn et beaucoup de vieux héros les entouraient. L’Ange-Victoire, avec sa harpe, se tenait debout à la poupe comme un pilote, et la barque étendait ses ailes gonflées de désir et de mélodie comme un grand oiseau de mer. Peu à peu, les flots d’azur qu’elle fendait se changèrent en bandes de vapeurs, et doucement soulevée, la nef des âmes montait dans le firmament. Elle montait vers l’étoile des mages, vers le soleil du Christ qui grandissait au-dessus du zodiaque, dans le signe de la Vierge. — Après cette vision radieuse, Brigitte mourut consolée.


IV. — LA BRETAGNE CHEVALERESQUE, LA FORÊT DE BROCÉLIANDE ET LA LÉGENDE DE MERLIN L’ENCHANTEUR.

C’était aux environs de Ploërmel. J’avais marché tout le jour par des chemins creux, des montagnes, des bois, des landes. Le soleil d’après-midi plombait de tous ses feux sur le désert des verdures sauvages, lorsque, dans une vapeur violette, je vis poindre le clocher de Concoret. Ce vaste amphithéâtre couronné de bois sombres, c’était le val des fées, le val sans retour comme l’ont appelé les trouvères. J’étais enfin dans l’antique forêt de Brocéliande, vieux sanctuaire celtique, dont le nom, Koat-brec’-hel-léan, signifie forêt de la puissance druidique, contrée immortalisée par la poésie chevaleresque du moyen âge. Et devant moi, cette fontaine, près de