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trouvères ? N’était-ce pas celle pour qui Merlin perdit sa harpe, son génie et jusqu’au souvenir ?

Et, du bas du vallon, une voix s’éleva, celle sans doute de la petite bergère du manoir. Elle disait une chanson bretonne d’un mode sauvage et inquiet dont les strophes expirent sur une plainte alanguie. Impossible de comprendre les mots. Mais, par un de ces sortilèges dont la musique est coutumière, les notes se traduisirent involontairement pour moi en paroles. C’étaient celles d’une chanson populaire de Nantes, sur la magicienne qui enlève son amant à une pauvre payse :

Elle n’est pas aussi jolie,
Mais elle est plus savante ;
Elle fait la pluie, elle fait le vent,
Elle fait fleurir la lande !..

Et comme les strophes montaient, enjôleuses et tristes, un tintement de cloche s’égrena lentement dans l’air. C’était l’angelus d’un village éloigné. Avec quelle pureté céleste ces notes passèrent sur les landes et les bois dans la sérénité du soir ! Comme elles se mariaient, attendrissantes, à la chanson sauvage ! Et subitement, je sentis que le secret de Merlin venait de se révéler à moi. Car toute sa vie l’âme du grand devin vibra partagée entre ces deux voix : celle de la terre et celle du ciel, entre ces deux mondes : le paganisme et le christianisme. Alors la forêt, la fontaine et les pierres se mirent à me conter la vraie légende de Merlin que j’ai fidèlement notée.

Au Ve siècle, vivait, dans un couvent de Cambrie, une nonne très pieuse nommée Carmélis. Fille d’un roi sans couronne, elle avait fui la violence du siècle pour se vouer à la contemplation entre les murs tapissés de lierre d’un monastère perdu dans les bois. Son corps était sans tache et son âme d’une séraphique douceur. Mais ce qui étonnait, ce qui effrayait ses sœurs du couvent, c’était la pitié de Carmélis pour les êtres inférieurs, hommes, animaux et plantes, dont elle plaignait l’âme obscure ou écrasée ; c’était son indulgence pour les pécheurs, pour les méchans eux-mêmes, qu’elle trouvait plus malheureux que les autres ; c’était sa curiosité attendrie pour ceux qui souffrent en expiant une faute. Éveillée, son cœur compatissant l’invitait à descendre dans l’abîme des douleurs ; endormie, son âme s’envolait souvent aux sphères éthérées.

Dans une de ses extases, elle vit les sept Archanges debout autour du soleil divin. Elle resta éblouie de leur splendeur, mais son cœur ne battit point. « Ils sont heureux, dit-elle, que puis-je pour ces rois de gloire de l’éternité, et que sont-ils pour moi ? Je