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A partir de ce moment, la vie de Carmélis fut pleine de soucis, de peines et d’épouvantes. Elle sentait qu’elle avait conçu par le baiser de l’Ange maudit. Comme un cercle de feu, ce baiser l’enfermait dans le royaume du prince de l’air. Plus de séraphiques extases, plus de visions célestes. L’angoisse la poussait hors du couvent, dans les bois. Et là, elle entendait mille bruits étranges, mille voix susurrantes et douces. « Mon Dieu ! que vais-je devenir ? » disait-elle en se laissant tomber dans la grotte où filtrait la source, ou bien sous le chêne des fées. Et, comme un tourbillon de feuilles invisibles, l’enveloppait le chœur des esprits aériens, qui lui chantait des choses ensorcelantes et lui disait : « Sois bénie, vierge pure et bonne, toi qui donnes asile à l’un des nôtres, un grand enchanteur va naître de toi ! » Alors, au milieu de ses terreurs, la joie folle d’être mère envahissait la pauvre nonne. Elle croyait déjà voir ce fils miraculeux dont elle moulait en elle-même le corps charmant et dont l’âme sournoise voltigeait si mystérieusement autour d’elle. N’était-ce pas sa voix qui soupirait dans la cime du bouleau, qui riait gaîment dans le ruisseau ? N’était-ce pas lui qui, invisible et léger comme un sylphe, lui frôlait le cou et le sein, qui cherchait à pénétrer en elle, le petit démon, et chuchotait : « Charmante mère ! n’aie pas peur, si tu veux me bercer, moi qui sais tout, je te dirai des choses merveilleuses ! »

Ne pouvant plus cacher sa grossesse, Carmélis alla tout dire à Gildas, évêque du pays. Or, à cette époque, dans certains districts de la Grande-Bretagne, on appliquait aux nonnes fautives la loi des vestales. Seulement, au lieu de les enterrer vives, on les précipitait du haut d’un rocher, dans un gouffre. Gildas eût épargné la fille d’un roi, mais quand il apprit la manière étrange dont elle avait été séduite, il déclara qu’elle avait succombé à la ruse d’un incube et aux artifices du démon. Il se contenta d’excommunier la vierge polluée par l’esprit malin et de maudire le fruit infernal qu’elle avait conçu. « Va-t’en, dit le moine indigné, va-t’en sur la lande, fiancée du vent, amante maudite du prince de l’air, prostituée de Satan ! Que tout foyer chrétien te soit fermé ! Il n’est plus d’asile pour toi que chez les païens ! » Le père de Carmélis était mort, l’Église l’abandonnait, heureusement qu’elle connaissait Taliésinn, grand-maître de la corporation des bardes sous la protection d’un chef gallois. Ces bardes, tout en se disant chrétiens, avaient conservé leurs rites, leurs croyances, les arcanes de leur