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espère toujours. Il te reste l’anneau de Radiance. Ne le perds pas ; c’est ta dernière force. Par elle tu peux reconquérir ta science, ta harpe et ton génie ! » Mais un sombre désir, une destinée fatale ramenait Merlin vers Viviane. Il savait que Viviane était la cause de son malheur ; cent fois il l’avait maudite. Mais une sorte de rage tordait son cœur, à la pensée qu’il n’avait pas même possédé la charmante et redoutable magicienne qui l’avait perdu. La revoir ! — il le fallait, ne fût-ce que pour la punir et la terrasser ! — Ici reprend la légende armoricaine.

Revenu dans la forêt de Brocéliande, Merlin retrouva Viviane sous son bosquet d’aubépine. A demi couchée, elle tenait ses deux bras appuyés sur la harpe de l’enchanteur. Sa chevelure pendait sur les cordes. Les yeux à terre, Viviane rêvait dans un affaissement profond. Il l’accabla de reproches, l’accusa de lui avoir volé son inspiration, sa science, son âme et sa vie. Viviane immobile et comme brisée ne répondait rien. « — Rends-moi ma harpe au moins ! Je n’ai plus qu’elle et toi ! — Je la gardais pour te la rendre, dit-elle sans lever les yeux, d’une voix frémissante, à peine perceptible. Mais moi, tu m’as repoussée ; je ne l’oublierai jamais. Il faut nous dire adieu. » Merlin, passant subitement de la colère à l’angoisse, se mit à supplier, éperdu d’amour. Elle resta longtemps impassible et absorbée. « — Une seule chose, dit-elle enfin, pourrait me faire oublier le coup que tu m’as porté au cœur… une marque suprême de ta confiance… l’anneau que tu portes au doigt. — ’anneau de Radiance ? — Oui, reprit-elle passionnément, c’est lui que je désire ! l’anneau des fiançailles qui me donnerait l’immortalité et me délivrerait de l’éternel tourment des morts et des renaissances ! — Tu m’arracheras plutôt l’âme du corps que cet anneau du doigt, dit Merlin. — Ah ! tu n’aimes pas assez ta Viviane pour lui donner part à ton immortalité ? Alors pourquoi m’arracher à mon sommeil ? Pourquoi me remplir de ton désir ? Est-ce pour me rejeter aux démons ? Ah ! maintenant c’est au gouffre de l’angoisse éternelle que je vais replonger ! » Et Viviane, se roulant sur sa couche, parut se dissoudre dans une tempête de larmes et de sanglots.

Merlin regardait la femme en pleurs, plus tentatrice dans sa douleur échevelée que dans son sourire enveloppeur. Il la regardait, et restait immobile, partagé entre deux univers, suspendu entre la vie et la mort. Car ces bras qui se tordaient, ces yeux noyés, cette voix suppliante l’appelaient éperdument. « Ne sois pas cruel, disaient-ils, ne sois pas insensé ! Ne repousse pas la coupe de vie. Bois le baiser de Viviane ! C’est la science et le bonheur, la royauté suprême ! Bois le baiser de Viviane ! Et tu redeviendras le puissant enchanteur ! » Mais la voix intérieure et profonde disait : « Ne quitte pas