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l’armée française avec estime. Beaucoup de nos généraux jouissent parmi eux de la plus brillante réputation. Quant à vous, monsieur le maréchal, ils vous regardent comme le premier général de l’Europe, pour…

Le maréchal interrompit aussitôt :

— Vous allez me dire des flatteries… Je vous ai demandé la vérité et la franchise.

— Je me conformerai à votre ordre, monsieur le maréchal, mais permettez-moi d’achever.

Je repris :

— —Les Anglais vous regardent comme un des premiers généraux de l’Europe, pour choisir une position et établir un ordre de bataille ! (C’était vrai.)

Le maréchal fixait son assiette et ne paraissait pas mécontent. Je continuai :

— —Ils ne pensent pas de même de votre manière d’engager le combat…

Aussitôt le maréchal m’arrêta et s’écria avec feu :

— —Je sais pourquoi ! C’est de la bataille de l’Albuera qu’ils veulent parler. Mais c’est ce coquin de Girard… Il commandait la deuxième ligne, et, sans mes ordres, il se porta, en colonnes, dans les intervalles de la première, mouvement qui amena la perte de la bataille,.. mais je l’ai fait conduire en France, pieds et poings liés ! .. À ce souvenir, le maréchal s’était emporté, il parlait avec véhémence.

« Nous y voici, me disais-je. Voilà bien l’archevêque de Grenade et Gil Blas. » Pour me confirmer dans cette opinion, le maréchal me demanda, peu après, si je voulais aller en France, ce que j’acceptai.

— Quand voulez-vous partir ?

— Demain, répondis-je, piqué de ce changement d’accueil.

La veille, il m’avait dit :

— Etes-vous remplacé au 8e ?

— Oui, depuis un an.

— C’est égal, nous vous trouverons bien une place.

— Mais j’ai dû, pour être échangé, donner ma parole d’honneur de ne pas servir contre les Anglais, jusqu’à parfait échange.

— Bah ! avait répondu le chef d’état-major général, la parole est un mot !

— C’est un mot, il est vrai ; mais je tiens à ce mot.

— Et vous avez raison, avait ajouté le maréchal.

Voilà ce qu’on m’avait dit la veille du dîner.

Le lendemain, le général Gazan me remit l’ordre de me rendre