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Je compris tout. J’appelai mon domestique. Je l’envoyai chercher, à tout prix, de la viande, du bouillon, du pain et tout ce qu’il put trouver. Il fit du bouillon pour cette dame. Nous la fîmes manger, avec précaution, le soir même, plus abondamment le lendemain. On trouva un peu de fait pour l’enfant. Nous leur laissâmes nos provisions et toutes celles que je pus me procurer. Les domestiques, qui l’avaient abandonnée parce qu’elle ne pouvait plus les nourrir, revinrent probablement. Elle ne mourut pas pendant notre séjour ; mais ce que nous lui donnâmes ne pouvait durer bien longtemps. J’ignore encore son nom et n’ai jamais su si elle a survécu à cette famine terrible de Madrid.

J’avais reçu, quelques jours avant mon arrivée à Madrid, une lettre du général Gazan, chef d’état-major de l’armée d’Andalousie. il m’exprimait le regret qu’il éprouvait en m’annonçant que mon échange n’était pas consommé, parce que le marquis de Casa-Trevino, ayant pris du service auprès du roi Joseph, avait refusé de retourner à Cadix. Je l’avais prévu et redouté, je n’étais donc que peu surpris. Heureusement j’étais matériellement libre ! La promesse que j’avais signée me faisant une loi de ne plus servir en Espagne, il ne me restait plus qu’à continuer le voyage qui devait me ramener en France.

En arrivant, le 20 juin, à Ségovie, nous apprîmes que l’armée de Portugal, alors commandée par le maréchal Marmont, avait, en se portant vers Salamanque, coupé tous les ponts du Duero que nous devions traverser. Il fallut nous arrêter. Nous étions menacés, disait-on, par la cavalerie de l’armée anglaise, qui cherchait à tourner le maréchal Marmont et à le devancer sur la route de Burgos. Après avoir fait réparer, par nos sapeurs, un des ponts du Duero, nous arrivâmes à Valladolid. Nous y fûmes bloqués.

L’armée de Portugal, chassée de Salamanque, s’était concentrée sur le Duero, tout près de nous, à Toro. Elle y était investie par l’insurrection générale du pays. Comme nous, dans Valladolid, dont nous ne pouvions sortir, elle mourait de faim. Des partis de brigands rôdaient sans cesse autour de la ville. Le gouverneur n’osait point faire sortir des détachemens pour les chasser. Ce gouverneur, le général D…, semblait de connivence avec les guérillas. Le général Dombrowski, qui commandait notre convoi, en fut indigné. Il se rendit chez le gouverneur. Une discussion fort vive s’éleva entre eux, et un duel devint nécessaire. Ils se battirent au pistolet, et le général Dombrowski fut tué. La discorde après le désordre !

Le 24 juillet 1812, les bandes réunies de Sorni, de Martinez et d’El-Principe attaquèrent Valladolid, qui était sur la ligne de