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Beethoven. La traduction de la parole en musique est presque toujours, chez Beethoven, plus dramatique, plus subtile, plus figurative aussi que chez Bach. Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir à la première page, au Kyrie, les deux messes que nous comparons. Voici comment débute celle de Bach : d’abord quelques mesures de prélude pour établir la tonalité ; puis, exposition d’une longue et lente phrase que vont se passer et se repasser, durant douze ou quinze pages de fugue, toutes les familles d’instrumens et tous les groupes de voix. La phrase en question est superbe : la ligne en est aussi pure que lugubre le sentiment. Toutes les fois qu’elle paraît à découvert, elle vous prend au cœur. Mais le travail technique, le développement fugué peu à peu la refroidit et l’insensibilise, la transforme en une sorte d’arabesque mouvante, de rosace sonore : un chef-d’œuvre sans doute, mais trop linéaire et géométrique, je dirais presque une épure musicale de génie. Tout autrement débute Beethoven. Au lieu de cet exorde gigantesque, mais scolastique, un grand cri : Kyrie ! poussé tour à tour par toutes les voix unies et par des voix isolées, comme si quelques âmes d’élite se détachaient de la foule des âmes. Pas de fugue ni de formule, rien qu’un appel jeté vers Dieu avec toute la spontanéité, toute la liberté du cœur. Dès les premières paroles de la messe, Bach prend « en bloc, » comme on dit aujourd’hui, la liturgie catholique. Beethoven, au contraire, y distingue des nuances sans nombre. Du Kyrie, Bach fait une plainte seulement ; Beethoven, presque un reproche ; l’un s’humilie, l’autre se redresse. Attaque violente des voix, fermeté du rythme, plénitude des harmonies, tout, chez Beethoven, a quelque chose de fier, de presque irrité. Seigneur, ayez pitié ! murmure Bach. Beethoven, au contraire, le crie, comme s’il osait demander compte à Dieu de la douleur humaine. Mais quand, après le Maître, c’est le Christ qu’il adjure, Christe eleison, oh ! alors, au lieu de se lancer, comme Bach, dans un long et pâle duo, Beethoven, sans interrompre sa prière, en modifie l’accent. Plus d’orgueil ni de révolte ; sur le mot nouveau : Christe ! répété en litanie, une ineffable douceur, presque le souffle d’un baiser. Beethoven s’adresse au Fils plus tendrement qu’au Père. Le seul nom de Christ éveille en lui le souvenir de la rédemption, l’image de la croix et le remords d’avoir parlé si haut tout à l’heure, d’avoir paru oublier que Dieu poussa jusqu’à mourir pour nous la pitié de notre misère.

Une des parties capitales d’une messe en musique est le Gloria in excelsis. Chez Bach, le Gloria débute par une explosion de joie aussi foudroyante que chez Beethoven. Le ton de majeur employé ici par les deux musiciens donne une impression extraordinaire de hauteur à laquelle ajoutent encore les stridentes trompettes de Bach. Voilà bien la gloire et la gloire sur les sommets. Sommets égaux, à moins qu’ici,